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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/642

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où les environs se rassemblaient pour la commodité du commerce, plus riche en habitants, devint conquérant, et ne laissant dans les autres que ceux qui étaient nécessaires à la culture des terres, attira chez lui, ou par la voie de l’esclavage, ou par l’attrait du gouvernement et du commerce, les habitants plus considérables. Le mélange, l’union des parties du gouvernement, devint plus intime, plus stable. Dans le loisir des villes, les passions se développèrent avec le génie.

L’ambition prit des forces, la politique lui prêta des vues, les progrès de l’esprit les étendirent : de là mille formes de gouvernement. Les premières furent nécessairement l’ouvrage de la guerre, et supposèrent par conséquent le gouvernement d’un seul. Il ne faut pas croire que les hommes se soient jamais volontairement donné un maître ; mais ils ont souvent consenti à reconnaître un chef. Et les ambitieux eux-mêmes, en formant les grandes nations, ont contribué aux vues de la Providence, au progrès des lumières, et par suite à l’accroissement de bonheur du genre humain qui ne les occupait pas du tout. Leurs passions, leurs fureurs mêmes, les ont conduits sans qu’ils sussent où ils allaient. Je crois voir une armée immense dont un vaste génie dirige tous les mouvements. À la vue des signaux militaires, au bruit tumultueux des trompettes et des tambours, les escadrons entiers s’ébranlent, les chevaux mêmes sont remplis d’un feu qui n’a aucun but, chaque partie fait sa route à travers les obstacles sans connaître ce qui peut en résulter, le chef seul voit l’effet de tant de marches combinées : ainsi les passions ont multiplié les idées, étendu les connaissances, perfectionné les esprits au défaut de la raison dont le jour n’était pas venu, et qui aurait été moins puissante si elle eût régné plus tôt.

Celle-ci, qui est la justice même, n’aurait enlevé à personne ce qui lui appartenait, aurait banni à jamais la guerre et les usurpations, aurait laissé les hommes divisés en une foule de nations séparées les unes des autres, parlant des langues diverses. — Borné par conséquent dans ses idées, incapable des progrès en tout genre d’esprit, de sciences, d’arts, de police, qui naissent de la réunion des génies rassemblés de différentes provinces, le genre humain serait resté à jamais dans la médiocrité. La raison et la justice, mieux écoutées, auraient tout fixé, comme cela est à peu près arrivé à la Chine. Mais ce qui n’est jamais parfait ne doit jamais être entièrement fixé. Les passions tumultueuses, dangereuses, sont devenues un principe d’action, et par conséquent de progrès ; tout ce qui tire les hommes de leur état, tout ce qui met sous leurs yeux des scènes variées, étend leurs idées, les éclaire, les anime, et à la longue les conduit au bon et au vrai, où ils sont entraînés par leur pente naturelle : tel le froment qu’on secoue dans un van à plusieurs reprises, et qui par son propre poids retombe toujours purifié de plus en plus des pailles légères qui le gâtaient.

Il est des passions douces qui sont toujours nécessaires, et qui se développent d’autant plus que l’humanité est perfectionnée ; il en est d’autres violentes et terribles, comme la haine, la vengeance, qui sont plus développées dans les temps de barbarie ; elles sont naturelles aussi, par conséquent nécessaires aussi. Leurs explosions ramènent aux passions douces et les améliorent. C’est ainsi que la fermentation véhémente est indispensable à la confection des bons vins.

Les hommes, instruits par l’expérience, deviennent plus et mieux humains. Aussi paraît-il que dans ces derniers temps la générosité, les vertus, les af-