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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/688

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ne devrait pas non plus accorder de protection spéciale à une religion qui imposerait aux hommes une multitude de chaînes qui pussent influer sur l’état des familles et sur la constitution de la société : par exemple, une religion qui mettrait des obstacles au nombre et à la facilité des mariages, une religion qui aurait établi un grand nombre de dogmes faux et contraires aux principes de l’autorité politique, et qui en même temps se serait fermé la voie pour revenir de ses erreurs qu’elle aurait consacrées, ou qu’elle se serait incorporées, ne serait pas faite pour être la religion publique d’un État : elle n’aurait droit qu’à la tolérance.

Si l’on pensait ainsi, et si l’infaillibilité de l’Église n’était pas vraie (si elle l’est, l’État n’en est point juge), on pourrait croire que la religion catholique ne devrait être que la tolérée. La religion protestante ou l’arminianisme ne présentent pas les mêmes inconvénients politiques ; mais leurs dogmes tiendraient-ils contre les progrès de l’irréligion ?

La religion naturelle mise en système, et accompagnée d’un culte, en défendant moins de terrain, ne serait-elle pas plus inattaquable ?

Ce ne sont point là des questions qu’il faille proposer à un grand-vicaire. — Voilà ce que c’est que de prendre la plume. Je ne voulais vous écrire que quatre mots, et je perce dans la nuit. Adieu, je vous embrasse bien tendrement.


Seconde lettre, sur la tolérance, au même[1].

Je suis toujours étonné et affligé de vous voir vous refuser à mes principes sur la tolérance, pour lesquels je vous avoue que j’ai un attachement qui va fort au delà de la simple persuasion.

Comment pouvez-vous dire que vous voulez qu’on ne force pas à suivre la religion dominante, mais qu’on empêche de prêcher contre elle, et que cette distinction fait tomber ce qu’il y a de plus spécieux dans mes objections ?

Ne roulent-elles pas toutes sur le principe fondamental que le prince n’est pas juge de la vérité et de la divinité ? Qu’a donc en soi de si précieux l’intolérance pour qu’on y soit tant attaché ? Attaquant indifféremment le vrai et le faux, n’est-ce pas au vrai qu’elle doit être le plus funeste, en détruisant par la violence la séduction impérieuse par laquelle il commande aux esprits ? D’ailleurs, de quel droit le prince m’empêchera-t-il d’obéir à Dieu, qui m’ordonne de prêcher sa doctrine ? Le prince est souvent dans l’erreur ; Dieu peut donc ordonner le contraire du prince. S’il y a une religion vraie, auquel des deux faudra-t-il obéir ? N’est-ce pas Dieu seul qui a le droit de commander ? Si le prince a la vraie doctrine, ce n’est que par un hasard indépendant de sa place, et par conséquent sa place ne lui donne aucun titre pour en décider. Empêcher de prêcher, c’est toujours s’opposer à la voix de la conscience, c’est toujours être injuste, c’est toujours justifier la révolte, et par conséquent toujours donner lieu aux plus grands troubles. Le zèle, dès qu’il est contredit, s’enflamme et embrase tout. L’intolérance est un lierre

  1. Cette seconde lettre est de près d’un an postérieure à la première, et il paraît, par ce qu’elle dit des questions auxquelles l’abbé …… devait répondre par oui ou par non, qu’il y en a eu au moins une entre elles qui ne s’est pas retrouvée.

    On verra aussi que le Conciliateur, que nous plaçons immédiatement après, avait été imprimé dans l’intervalle de temps qui s’est écoulé entre les deux lettres. (Note de Dupont de Nemours.)