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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/689

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qui s’attache aux religions et aux États, qui les enchaîne et les dévore ; si l’on Veut l’extirper, il faut en détruire les derniers rameaux ; s’il en reste à terre un seul, le lierre renaîtra tout entier, lui tait d’opinions, les rameaux font racines comme ceux du lierre. — En voilà bientôt assez sur ce sujet. Les principes se déduisent de leurs conséquences, comme les conséquences des principes. Je ne vois rien à ajouter à des démonstrations ; et jusqu’ici vous n’avez pas dit un mot contre mon principe fondamental, l’incompétence du prince.

C’est pour la dernière fois que je vous parlerai de la tolérance, et j’imagine qu’après ma lettre la question doit être épuisée entre nous, peut-être même l’est-elle déjà ; du moins je vous avoue que le sentiment que vous embrassez sur cette question est une énigme pour moi. La liaison que vous croyez voir entre le mien et le pyrrhonisme en fait de religion, m’en paraît une autre aussi difficile à expliquer. Il me semble au contraire qu’il a pour fondement la confiance qu’on doit avoir dans l’empire du vrai sur tous les esprits, et la certitude qu’il y a une religion vraie. Sans doute que les hommes sont capables de juger de cette vérité ; mais ils ne seront capables de juger ni de celle-là ni d’aucune autre, lorsqu’on tiendra leurs opinions dans l’esclavage, et lorsqu’on opposera dans leurs âmes à l’empire de la vérité les intérêts les plus puissants, l’espérance de la fortune, la crainte de perdre leurs biens, leur honneur, leur vie. Les hommes peuvent juger de la vérité de la religion, et c’est précisément à cause de cela que d’autres n’en doivent pas juger pour eux, parce que le compte sera demandé à la conscience de chacun ; d’ailleurs, en bonne foi, si quelqu’un en pouvait juger pour d’autres, seraient-cc les princes ? et Louis XIV en savait-il plus là-dessus que Leclerc ou Grotius ?

Vous répondez à la suite des propositions sur chacune desquelles je vous demande oui ou non, « qu’il n’est pas nécessaire d’être infaillible dans l’exercice d’un droit pour avoir ce droit ; sans quoi il n’y aurait nul droit chez les hommes, et qu’il suffit de pouvoir prendre connaissance de la vérité. » Et je crois qu’il faudrait être infaillible pour prendre sur soi une décision d’où dépend pour ses sujets une éternité de bonheur ou de malheur. Je crois qu’il faudrait être infaillible pour avoir un droit inutile à l’intérêt de la société, et qui n’a pu entrer dans la convention originelle qui a donné l’être à cette société. Cela suffit pour faire tomber vos rétorsions, parce que mon argument ne suppose pas que l’infaillibilité soit nécessaire pour l’exercice de tout droit ; mais seulement d’un droit dans lequel l’erreur mettrait nécessairement en contradiction avec la Divinité, et entraînerait pour les sujets une éternité de malheur, c’est-à-dire leur ferait sacrifier à l’autorité de la société un intérêt dont cette société ne peut les dédommager, ce qui serait contre la nature de toute convention. Or, tel serait le droit accordé au prince de juger de la religion, s’il y a une religion vraie. — S’il y a une religion vraie, on ne peut avoir pour elle trop de respect : c’est une injure à la religion qu’on veut rendre exclusive, c’est une impiété à demi secrète, qui motivent l’intolérance.

Pour répliquer à votre réponse, je remarquerai que la dernière de mes propositions n’est pas tirée immédiatement de la première, et que c’est sur la liaison de chaque conséquence avec ses prémisses immédiates que je vous ai demandé le oui ou le non. Je vous le demande encore. J’ajouterai un mot pour répondre plus en détail à vos rétorsions.