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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/692

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ne proscrirait que l’intolérance, parce que l’intolérance est la cause du trouble.

Un prince sage pourra, sans le vouloir, juger des innocents à mort, et devra toujours juger malgré cela, parce que le jugement des crimes est nécessaire pour la tranquillité publique ; il ne jugera point des choses de la religion, non parce qu’il peut se tromper en cette matière, mais parce qu’il est inutile et nuisible au maintien de la tranquilité publique qu’il en porte aucun jugement.

Nous n’avons raisonné, ni vous, ni moi, dans ce système immoral et foncièrement impie. Les avantages de la tolérance sont bien plus marqués dans l’autre système où nous supposons un droit réel fondé, non sur l’équilibre des forces, mais sur le rapport et l’enchaînement des vues de la Providence pour le bonheur de tous les individus. Dans ce système essentiellement raisonnable et pieux, tout droit de la part du supérieur est le fondement d’un devoir de la part de l’inférieur. Si le puissant ordonne au delà de ce que le faible doit faire, il empiète sur les droits de celui-ci, dont la liberté ne doit pas être restreinte par la seule supériorité des forces. Dans le tableau des droits respectifs de chaque créature, sur lequel nous avons supposé que Dieu réglait ses jugements, le supérieur et l’inférieur ont leurs limites marquées ; les droits et les devoirs sont réciproques : droit d’aller jusque-là, devoir de ne pas aller au delà. Si dans l’exercice des droits on ne veut plus les faire correspondre exactement aux devoirs, ils cessent d’être conformes au tableau, ils dégénèrent en usurpation. De là suit immédiatement cette conséquence, que, si la religion est vraie, et le prince faillible, le prince ne peut avoir droit d’en juger, parce que ce ne peut être un devoir pour les sujets d’obéir.

Voici le raisonnement en forme. — Si la religion est vraie, ce ne peut jamais être un devoir d’en abandonner ni la profession, ni la prédication. Or, si un prince faillible avait droit d’ordonner de quitter la profession ou la prédication de toute religion qui n’est pas la sienne, ce serait un devoir d’abandonner la profession ou au moins la prédication de la vraie religion lorsque le prince l’ordonnerait. — Donc le prince ne peut, avoir droit d’ordonner de quitter une religion qui n’est pas la sienne. Est-ce la majeure, la mineure, ou la conséquence que vous niez ? La majeure est claire ; la mineure est fondée sur le principe que je viens de prouver, que tout droit suppose un devoir de la part de l’inférieur ; l’argument est en forme, c’est donc une démonstration.

Le raisonnement ainsi présenté, votre rétorsion disparaît, car l’argument est fondé sur l’opposition des ordres du prince avec les ordres de Dieu, dans le cas où un prince faillible voudrait ordonner quelque chose en matière de religion ; et cette opposition des deux volontés n’a pas lieu dans votre rétorsion. Vous me dites, de ce que le prince ordonne des choses injustes, on conclurait mal qu’il n’a pas en général droit d’ordonner, on conclurait mal aussi qu’il a droit d’ordonner des choses injustes ; car ces choses ne seraient point injustes si elles étaient légitimement ordonnées. Le droit n’est pas plus opposé au droit que la vérité à la vérité. Ce n’est point parce que le prince est faillible, qu’il n’a pas droit d’ordonner des choses injustes, c’est parce que ces choses sont injustes par l’hypothèse. De même, ce n’est point parce que le prince est faillible qu’il n’a pas droit de juger de la religion, mais parce qu’un prince faillible qui juge des choses de la