Aller au contenu

Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/693

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

religion, fait une loi à laquelle ses sujets ne peuvent obéir en conscience.

Ni de ce que le prince n’a pas droit d’ordonner des choses injustes, ni de ce qu’il ne peut proscrire une religion, on ne peut conclure qu’il n’ait pas en général droit de faire des lois qu’il juge conformes à l’intérêt de la société ; et la raison que je vous en donne est très-bonne : c’est que l’erreur dans l’exercice d’un droit légitime ne détruit pas ce droit, ou, ce qui est la même chose en d’autres termes, c’est que l’illégitimité d’un abus de pouvoir n’empêche pas que l’exercice de ce pouvoir réduit à ses justes bornes ne soit légitime, et par conséquent qu’on ne puisse dans un sens abstrait dire en général que l’usage de ce pouvoir est un droit, en sous-entendant toujours qu’il doit être réduit à ses justes bornes. Car prenez-y garde, puisqu’il est vrai que le prince peut faire des lois injustes, on ne peut dire que dans un sens abstrait qu’il a droit en général de faire des lois, et ce n’est que par la restriction sous-entendue dans la proposition générale qu’on peut les concilier toutes deux. Supposons, en effet, que le prince fasse une loi injuste. — Cette supposition renferme deux cas :

1o La loi peut être injuste en ce qu’elle commande une chose injuste, et que le sujet ne puisse exécuter sans crime. Il est clair que dans ce cas particulier le prince n’a pas eu droit de faire cette loi, et que par conséquent la proposition générale n’est pas vraie sans restriction.

Dans le second cas, la loi n’est injuste qu’en ce qu’elle prive le citoyen de quelque droit, ou même de la vie, comme la condamnation à mort d’un innocent, ou la confiscation injuste des biens, ou même une simple atteinte donnée à la liberté des sujets par un commandement purement arbitraire. Il est encore vrai dans ce cas que la loi est injuste, et que le roi passe ses droits comme dans le premier cas. Mais il y a une différence, c’est que dans celui-ci les sujets ont peut-être quelque devoir à remplir. — Un peut dire que, plutôt que de troubler la société, ils doivent souffrir cette injustice particulière qui ne fait tort qu’à eux ; mais cela ne contredit point ce que j’ai avancé, que les droits et les devoirs étaient réciproques. Ce n’est pas au prince qui abuse de son pouvoir, que ce particulier, victime de l’injustice, doit sa soumission : c’est plutôt à la partie innocente de la société, qu’il n’a pas droit de troubler pour la réparation de l’injustice qu’il souffre provisoirement, parce que dans l’ordre des desseins de Dieu cette société est plus que lui. Et remarquez que je ne fonde ce devoir que sur l’innocence de cette partie de la société qui serait troublée par la révolte contre un ordre injuste. Car, quoique la société en général soit plus que le particulier, elle n’a pas pour cela le droit de l’opprimer ; il a des droits même contre elle, et il doit participer à ses avantages à proportion de sa mise. Ainsi si, sans troubler cette partie innocente de la société qui n’a point de part au jugement inique, un homme injustement condamné pouvait se soustraire au supplice, il en aurait le droit, et l’impuissance seule peut l’en empêcher. Il sera toujours vrai que le prince ou le magistrat aura fait un crime, hors le cas de l’erreur invincible, en imposant une loi ou infligeant une condamnation injuste, et que celui qui souffrira de l’injustice pourra sans crime la repousser, pourvu qu’il ne trouble pas le reste de la société.

Dans le premier cas d’injustice dont j’ai parlé plus haut, il est bien clair que le prince ne peut sans crime ordonner de faire une chose injuste, et qu’on est, dans ce cas, obligé de lui désobéir.

La question réduite à ces termes, à moins de donner aux princes une au-