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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/702

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Il doit dire aux jansénistes : « Je voudrais que l’Église fût sans division, mais il ne m’appartient pas de les terminer ; je voudrais qu’on pût ne pas vous dire anathème, mais ce n’est pas à moi qu’il appartient de le suspendre, ou de le prononcer. Je suis fidèle et je ne suis pas juge. Tout ce qui me regarde, c’est de vous faire jouir tranquillement de votre état de citoyens : ce n’est que sous ce rapport que je dois m’intéresser à vous. Ne craignez donc ni peine, ni exil, ni prisons. Fasse le Ciel que la paix revienne dans l’Église ! mais malheur à moi si ses divisions en entraînaient dans l’État ! »

Il doit dire aux évêques : « Personne ne respecte plus que moi votre voix ; je suis soumis à vos décisions ; je n’aurai d’autre foi que la vôtre ; mais jamais je ne me mêlerai des affaires de la religion. Si les lois de l’Église devenaient celles de l’État, je mettrais la main à l’encensoir ; or, je n’ai aucun droit pour exiger de mes sujets qu’ils pensent comme moi. Employez vos exemples, vos exhortations pour les convertir ; mais ne comptez pas sur mon autorité. Si j’étais assez malheureux pour n’être pas chrétien, seraisje en droit de vous obliger à cesser de l’être ? Vous avez vos lois pour terminer les divisions, je vous en laisse les arbitres ; mais je ne prêterai point des armes temporelles à l’autorité spirituelle. Inutilement me presseriez-vous de tourmenter les protestants et les jansénistes, d’exiler les uns, d’emprisonner les autres, de les priver tous de leurs charges ; je vous dirai avec le même esprit que vous admirez dans Gamaliel : « Sans doute que leur doctrine est l’ouvrage des hommes ; Dieu saura bien la détruire[1]. » Comptez donc sur ma soumission comme fidèle ; comme roi, ne comptez que sur la même justice que je dois à tous mes sujets. »

Il doit dire aux parlements : « Mon autorité et la vôtre se confondent ; je vous ai confié mon pouvoir, et je ne songe pas à le retirer ; mais vous ne pouvez en avoir plus que moi-même ; je n’en ai aucun dans l’ordre spirituel : mon empire n’est pas établi pour sauver les âmes. Votre juridiction ne peut donc avoir plus d’étendue : laissez aux évêques le soin de terminer les divisions de l’Église ; ayez seulement attention que mes sujets ne soient pas inquiétés dans leur honneur, dans leur fortune, dans leur vie ; réservez-vous tout ce qui les regarde comme citoyens ; laissez à l’Église tout ce qui les regarde comme fidèles. »

Voilà, monsieur, ce que le roi est en droit de dire à chaque parti, suivant les principes que j’ai établis : tout autre langage deviendrait nécessairement celui de l’usurpation ; et, favorisant un parti contre l’autre, exclurait toujours la paix et la tranquillité. Mais il est temps d’établir plus au long ces principes, et de répondre aux difficultés qu’on peut faire contre tout ce que je viens de dire. Ce sera pour la lettre suivante.


Lettre II. — À ……, le 8 mai 1754.

Tout ce que j’ai dit ci-dessus, monsieur, est fondé sur le principe de la tolérance civile. Quoique tous les hommes soient portés à l’admettre, on est si accoutumé à l’entendre proscrire, qu’on craint presque, en l’adoptant, de se rendre coupable de témérité, et de paraître indifférent sur la religion. Nous avons le cœur tolérant ; l’habitude nous a rendu l’esprit fanatique.

  1. « Discedite ab hominibus istis, et sinite illos ; quoniam si est ex hominibus consilium hoc, aut opus, dissolvetur. » Act. v, 38