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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/703

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Cette façon de penser, trop commune en France, est peut-être l’effet des louanges prodiguées à la révocation de l’édit de Nantes : on a déshonoré la religion pour flatter Louis XIV ; il faut donc montrer plus au long que la tolérance ecclésiastique est la seule que la religion exclue, et que cette même religion proscrit l’intolérance civile. Pour le faire voir, je n’aurai recours à aucune de ces raisons purement humaines, qui peuvent éclairer la foi du chrétien, mais qui ne doivent pas la guider. J’ai appris à ne connaître dans la religion que l’autorité ; je donnerai pour garants de mon sentiment Jésus-Christ et les Pères de l’Église : vous trouverez, monsieur, dans les ouvrages de ces derniers, les mêmes raisonnements que nous avons faits plusieurs fois ; revêtus de leur autorité, ils vous paraîtront plus respectables.

Je vous ai déjà montré Jésus-Christ reprenant ses apôtres, qui voulaient que le feu du ciel tombât sur les Samaritains ; chaque instant de sa vie est marqué par un trait du même esprit. Il ne dit pas à ses disciples d’implorer le secours des princes pour contraindre les infidèles, et d’employer l’autorité humaine pour ramener les âmes à lui ; mais il leur dit de laisser croître l’ivraie au milieu du bon grain jusqu’au temps de la moisson, où le maître lui-même en fera le discernement. Il fait des miracles pour convaincre les esprits, et non pour subjuguer les corps. Si ses apôtres lui proposent d’éloigner les soldats qui viennent pour se saisir de lui, il leur répond qu’une légion d’anges serait prête de venir à ses ordres pour exterminer ses persécuteurs, mais que son royaume n’est pas de ce monde. Il fait un miracle pour leur apprendre à ne pas confondre les, droits de Dieu et ceux de César, les choses du ciel avec celles de la terre. S’il leur dit d’engager tout le monde à venir au souper du père de famille, quelque fortes que soient ses expressions, elles ne signifient que la vivacité du zèle dont ses ministres doivent être animés. Pressez-les d’entrer, leur dit-il ; et une preuve qu’il n’a pas voulu dire : contraignez-les, c’est que les convives ont toujours été les maîtres de refuser, et que d’autres ont été invités à leur place. Si ses apôtres eux-mêmes veulent le quitter, il ne leur dit que ces paroles tendres : « Et vous aussi, « vous voulez donc vous en aller ! » Et comment aurait-il approuvé la contrainte ? Ce sont moins les hommages extérieurs qu’il demande, que le sacrifice du cœur et l’adhésion de l’esprit. Un consentement donné à la crainte ou à l’intérêt ne rend pas chrétien ; pour l’être, il faut croire : l’autorité peut bien arracher un sacrifice, mais elle ne peut persuader. Ce n’est donc pas là la voie que Jésus-Christ a marquée à sa religion pour s’étendre : il a même exclu les peines que la loi judaïque ordonnait contre les infracteurs[1]. L’enfant prodigue, qui quitte la maison paternelle, n’est point poursuivi, pour servir d’exemple ; on désirera, mais on ne précipitera pas son retour.

Tel est, monsieur, l’esprit de l’Évangile. Je me défierais cependant de moi-même, et je croirais l’avoir mal compris, si je ne voyais les mêmes sentiments dans les Pères. Vous serez étonné de la force avec laquelle les fonda-

  1. Ces lois de la religion juive ne peuvent faire une objection contre la tolérance. Chez le peuple juif, Dieu était roi. La religion était donc nécessairement confondue avec l’État. C’était être criminel de lèse-majesté que de violer la loi. D’ailleurs, ces lois ne s’étendaient qu’à ceux qui y étaient soumis, comme les lois d’un monastère. La religion juive était très-tolérante d’ailleurs pour les opinions purement spéculatives. Le sadducéisme même, qui niait la résurrection des corps, n’était pas excepté de sa tolérance. (Note de l’auteur.)