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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/706

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imaginent que pour être chrétien il faut être persécuteur. Il ne me reste plus qu’à répondre aux difficultés qu’on peut faire, tant sur les principes déjà établis, que sur les conséquences que j’en ai tirées. « Quoi ! dira-t-on, le salut des âmes n’est-il pas une chose assez intéressante pour mériter l’attention du prince ? Ne doit-il pas employer toute son autorité pour remettre ses sujets dans la voie du ciel ? Et comment pourra-t-il remplir ce devoir, s’il est tolérant ? »

1o Si l’utilité d’une chose rendait légitimes tous les moyens de la procurer, chacun pourrait dire à son voisin : « Sois catholique, ou je te tue. » Inutilement observerait-on qu’un particulier n’a aucun droit sur la vie d’un autre. Cet exemple démontre que l’utilité ne peut pas donner ce droit, même au prince, qui ne l’a pas par sa dignité. Quelque avantageux que puissent être des droits, s’ils sont usurpés, ils sont injustes. Il n’y a point de principe plus pernicieux que celui qui autoriserait à être utile aux autres malgré eux. Il est utile sans doute que tout le monde fasse son salut ; mais il serait impossible et même dangereux que le soin en fût remis à l’autorité humaine : impossible, puisque ce ne serait pas être chrétien que de ne l’être que parce que le prince le voudrait ; dangereux, puisque ce serait exposer les peuples à toutes sortes de vexations. De plus, si ce principe était vrai, le prince aurait droit de punir ses sujets pour les fautes journalières, comme les mensonges, les excès dans le boire et dans le manger, etc., fautes qui ne sont pas moins contraires au salut que l’hérésie et l’infidélité. Il me semble qu’on est sur cet article d’une inconséquence extrême : on regarderait comme un tyran celui qui punirait pour un mensonge ; on loue quelquefois celui qui punit pour une erreur. Une faute contre la charité est-elle donc plus excusable, moins dangereuse à la société, moins nuisible au salut, qu’une faute contre la foi ?

« Ce n’est pas le prince, dit-on, qui se mêle de décider ; il suit et fait exécuter les décisions de l’Église. Le concile de Trente a proscrit les protestants, la Constitution proscrit les jansénistes ; le prince a fait de ces décisions des lois de l’État : ceux qui y contreviennent enfreignent les lois du royaume ; ils peuvent être punis sans que pour cela le roi soit regardé comme s’étant mêlé des affaires de la religion. »

Mais le roi a-t-il le droit de faire une loi de l’État, du concile de Trente ou de la Constitution ? Les premiers Pères de l’Église ne demandaient pas aux princes païens de faire de l’Évangile une loi de l’empire. Ils ne leur demandaient que la liberté de professer leur religion, et ils les remerciaient lorsqu’ils avaient le bonheur de l’obtenir. C’est toujours à ces premiers temps qu’il faut remonter pour fixer les bornes des deux puissances. Quand les princes sont devenus chrétiens, les évêques, pour se mêler des affaires d’État, ont demandé que leurs décisions fussent des lois du royaume. Les princes, ou par zèle, ou par intérêt, s’imaginant avoir par là plus d’autorité sur leurs sujets, ont cru devoir y condescendre : les uns et les autres se sont trompés ; ils ont perdu des deux parts en voulant usurper ; chacun s’est attribué des droits qu’il n’avait pas, et par conséquent chacun a dérogé aux droits qu’il avait ; car la même loi étant devenue loi de l’Église et de l’État, comment leurs prétentions auraient-elles pu être éclaircies ?

Mais remontons à l’origine des choses, nous verrons la religion telle qu’elle devrait toujours être, séparée du gouvernement ; l’Église occupée du salut des âmes, l’empire occupé du bonheur des peuples ; l’un et l’autre ayant ses