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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/707

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lois distinctes, comme les choses du ciel doivent l’être de celles de la terre. Faire un édit d’une décision de l’Église, ce n’est pas à la vérité usurper vis-à-vis d’elle le droit de fixer les articles de foi ; mais c’est l’usurper vis-à-vis des peuples ; c’est les obliger à s’attacher à l’Église qu’on regarde comme la véritable ; c’est les contraindre à adopter un sentiment, parce qu’il nous paraît le plus vrai ; c’est, parce qu’on croit une chose, la vouloir faire croire aux autres : n’est-ce donc pas là dominer sur les consciences, et se mêler des affaires de la religion ? Si le roi de France peut faire du concile de Trente et de la Constitution des lois de l’État, le roi d’Angleterre n’en pourrait-il pas faire autant de la suprématie, le Turc de l’Alcoran, chaque prince de sa religion ? Cette idée nous révolte, parce que dans les pays étrangers nous serions les persécutés : ne doit-elle pas nous révolter de même quand nous pouvons être les persécuteurs ?

« Mais, ajoutera-t-on, le prince sera donc obligé de tolérer dans ses États toutes sortes de religions, celles-là même qui seraient contraires au bien de la société, qui ordonneraient des sacrifices humains, etc. ? » — À Dieu ne plaise que j’établisse jamais des principes si contraires au bonheur de la société ! je ne cherche qu’à lui être utile. — Les actions sont la seule chose qui intéresse l’État dans la religion. Quant à la doctrine, et même à la morale, dans les objets de pure spéculation, elles doivent lui être indifférentes. Or, les actions sont contraires au bien de la société, ou ne le sont pas. Si elles n’y sont pas contraires, pourquoi défendrait-on d’en faire un acte de religion ? Si elles le sont, elles sont déjà proscrites et ne peuvent jamais être autorisées. Il est indifférent à l’État que chaque jour je purifie mon corps par différentes ablutions. Cette pratique peut être superflue, mais elle ne peut être dangereuse : les rois n’ont pas droit de m’empêcher d’en faire une cérémonie religieuse, mais il est défendu de tremper ses mains dans le sang des autres. Si je prêche une religion qui le permet, le prince peut, il doit même me proscrire ; mais c’est moins l’action religieuse que l’action criminelle qui sera défendue ; ce ne sera un crime d’immoler, que parce que c’en est déjà un de tuer. Les peuples ne sont pas indépendants des rois dans leurs actions ; ils ne le sont que dans l’hommage qu’ils prétendent en faire à la Divinité.

« Si le roi, poursuit-on, est obligé de permettre toutes les religions dont la doctrine n’est pas contraire au bien de l’État, quel assemblage monstrueux de sentiments allez-vous introduire ! Croyez-vous que la paix puisse subsister dans des esprits remplis de principes si opposés ? L’unité de religion n’est-elle pas nécessaire dans un gouvernement ? Nos campagnes fument encore du sang répandu dans les guerres de religion. »

Je sais de combien de guerres les hérésies ont été la source ; mais n’est-ce point parce qu’on a voulu les persécuter ? L’homme qui croit de bonne foi, croit encore avec plus de fermeté quand on veut le forcer de changer de croyance sans le convaincre ; il devient opiniâtre alors ; son opiniâtreté allume son zèle, son zèle l’enflamme ; on a voulu le convertir, on en a fait un fanatique, un furieux. Les hommes dans leurs opinions ne demandent que la liberté ; si vous voulez la leur ôter, vous leur mettez les armes à la main ; supportez-les, ils resteront tranquilles, comme les luthériens le sont à Strasbourg. C’est donc l’unité de religion à laquelle on veut contraindre, et non la multiplicité d’opinions qu’on tolère, qui occasionne les troubles et les guerres civiles. Les païens permettaient toute opinion, les Chinois suivent les