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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/708

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mêmes principes, la Prusse n’exclut aucune secte, la Hollande les réunit toutes, et ces peuples n’ont jamais eu de guerre de religion. L’Angleterre et la France ont voulu n’avoir qu’une religion ; Londres et Paris ont vu ruisseler le sang de leurs habitants.

« Mais les assemblées qui sont nécessaires pour chaque religion ne pourront-elles pas devenir dangereuses ? » — Oui, sans doute, si vous les proscrivez ; on n’y sera occupé alors que des moyens de se soutenir et de venger sa foi opprimée. Mais laissez aux hommes la liberté de se trouver dans les mêmes lieux, pour offrir à Dieu le culte qu’ils jugent lui être agréable ; et leurs assemblées, quel que soit ce culte, ne seront pas plus dangereuses que celles des catholiques. Toutes ont pu servir de prétexte à des esprits séditieux, aucune n’en servira lorsqu’elles seront libres ; et si quelqu’un malintentionné venait à en abuser, il serait facile d’arrêter les progrès du mal. Les assemblées des protestants sont secrètes, parce qu’elles sont défendues ; autorisées, elles seraient aussi publiques que les nôtres : pourquoi veut-on que l’assemblée d’une secte soit plus nuisible à l’État que l’assemblée d’une autre ? Qu’en Angleterre ce soit celle des catholiques, en France celle des protestants, partout celle qui ne pense pas comme le prince ? Toute assemblée civile qui est séditieuse doit être interdite ; toute assemblée religieuse doit être permise, parce qu’elle est toujours indifférente.

« Mais, dira-t-on encore, n’y aura-t-il pas un milieu entre la persécution et la tolérance ? Sans employer les châtiments, le prince ne peut-il pas exclure des charges ceux qui ne pensent pas comme lui, les punir par l’exil, par, etc. ? »

Le prince, en ces matières, n’est pas plus en droit d’infliger des peines légères, que d’en infliger de considérables ; il faut être juge pour punir. La liberté, l’honneur, la fortune des sujets, ne sont pas des biens dont le prince puisse disposer plus que de leur vie. Si le roi peut exiler un janséniste, il peut lui enjoindre de ne l’être pas ; car l’exil est une punition, une privation de la liberté. — Quant aux charges, autre chose est de ne les point donner aux individus que l’on n’en croit pas dignes (ce qui est un droit, ou pour mieux dire un devoir incontestable des princes et des gouvernements), autre chose d’en déclarer incapable toute une classe de citoyens, dans laquelle on peut rencontrer et l’on sait même qu’il existe beaucoup d’hommes de capacité et de vertu. Alors c’est avilir cette classe. Mais peut-on, doit-on avilir en masse, des hommes qui n’ont commis aucun délit ? Voulons-nous être de meilleure foi ? Demandons-nous ce que nous pensons de la loi qui, en Angleterre, exclut des charges les catholiques ; et ce que nous nous répondrons en notre faveur, répondons-nous-le en faveur de nos frères errants.

« Mais cette tolérance qu’on accorderait aux protestants, serait une véritable intolérance contre les évêques, qu’on forcerait sans doute à les marier. » Je ne prétends pas obliger les évêques à donner un sacrement malgré eux ; c’est un bien dont je leur laisserai toujours l’administration ; mais je voudrais que ce ne fût ni le sacrement de baptême, ni celui de mariage, qui fixât l’état des citoyens[1]. J’en reviens toujours aux premiers temps de l’É-

  1. On voit que M. Turgot désirait la belle loi moderne qui confie les registres de l’état civil à un magistrat civil, et, pour la fonction purement civile de tenir et de conserver ces registres, ne distrait pas les ecclésiastiques de leurs devoirs religieux. (Note de Dupont de Nemours.)