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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/724

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Si je voulais sur le onzième faire une chicane à Maupertuis, je lui dirais que le caractère C pourrait ne signifier que perception en général et subsister éternellement, soit pour je vois, soit pour j’entends ; de là naîtrait non pas de la fausseté, mais une inexactitude étonnante dans le langage. — Dans les langues les plus policées, il y a ainsi beaucoup de mots vagues pour des choses très-différentes : on dit j’ai faim, j’ai soif ; pourquoi ne dit-on pas, j’ai son, j’ai couleurs, ou quelque chose de pareil ? La faim et la soif sont peut-être, ainsi que l’a observé Montaigne, deux sens ; mais le malheur a voulu qu’ils n’eussent pas de noms particuliers affectés pour l’espèce de leur sensation.

Un autre exemple : dixi en latin, signifie le passé, j’ai dit, et l’aoriste je dis. En voilà assez, je n’ai pas le courage de faire à ce sujet d’autres recherches.

XII. C’est ainsi que se sont formées les langues ; et comme les langues une fois formées peuvent induire en plusieurs erreurs et altérer toutes nos connaissances, il est de la plus grande importance de bien connaître l’origine des premières propositions, ce qu’elles étaient avant les langages établis, ou ce qu’elles seraient si l’on avait établi d’autres langages. Ce que nous appelons nos sciences, dépend si intimement des manières dont on s’est servi pour designer les perceptions, qu’il me semble que les questions et les propositions seraient toutes différentes si l’on avait établi d’autres expressions des mêmes perceptions.

XII. 1o Il y a grande apparence qu’avant les langages établis il n’y avait aucune proposition : toutes nos idées devaient être des sensations ou des peintures de l’imagination.

2o Si l’on avait établi d’autres langages, ç’aurait été aussi sur la base des sensations ; ainsi les propositions auraient été à peu près les mêmes, et toute la différence aurait été dans les progrès.

3o Si pourtant les premières expressions eussent été plus relatives à un sens qu’à un autre, au goût, par exemple, qu’à la vue, et si l’on y avait appliqué plusieurs expressions qui sont maintenant relatives aux autres sens, cela aurait introduit une métaphysique différente ; et dans le cas que je suppose (celui du goût) elle eût été, selon toutes les apparences, plus obscure et moins détaillée, ainsi que les effets mêmes du goût.

XIII. Il me semble qu’on n’aurait jamais fait ni questions ni propositions, si l’on s’en était tenu aux premières expressions simples A B C D, etc., si la mémoire avait été assez forte pour pouvoir désigner chaque perception par un signe simple, et retenir chaque signe sans le confondre avec les autres. Il me semble qu’aucune des questions qui nous embarrassent tant aujourd’hui, ne serait jamais même entrée dans notre esprit ; et que, dans cette occasion plus que dans aucune autre, on peut dire que là la mémoire est opposée au jugement.

Après avoir composé, comme nous avons dit, les expressions de différentes parties, nous avons méconnu notre ouvrage : nous avons pris chacune des parties des expressions pour des choses, nous avons combiné les choses entre elles, pour y découvrir des rapports de convenance ou d’opposition ; et de là il est né ce que nous appelons nos sciences.

Mais qu’on suppose pour un moment un peuple qui n’aurait qu’un nombre de perceptions assez petit pour pouvoir les exprimer par des caractères simples : croira-t-on que de tels hommes eussent aucune idée des questions et des propositions qui nous occupent ? Et, quoique les sauvages et les Lapons ne soient pas dans le cas d’un aussi petit nombre d’idées qu’on le suppose ici, leur exemple ne prouve-t-U pas le contraire ?