Aller au contenu

Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/725

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Au lieu de supposer ce peuple dont le nombre des perceptif us serait si resserré, supposons-en un autre qui aurait autant de perceptions que nous, mais qui aurait une mémoire assez vaste pour les désigner toutes par des signes simples indépendants les uns des autres, et qui les aurait en effet désignées par de tels signes : ces hommes ne seraient-ils pas dans le cas des premiers dont nous venons de parler ?

Voici un exemple des embarras où nous ont jetés les langages établis :

XIII. 1o C’est une mauvaise pointe que fait là Maupertuis. Est-il possible de s’en tenir aux expressions simples ? Et quand, par des expressions simples, on marquerait les perceptions de rapports, en serait-ce moins un jugement ?

2o Voilà une observation bien forte pour M. de Maupertuis ! N’est-il pas évident qu’en diminuant le nombre des idées, vous diminuez les questions ?

3o Quant à ce qu’il dit que nous avons pris nos perceptions pour des choses, cela est vrai quelquefois ; mais nous verrons plus bas (art. XIV et XV) que Maupertuis a tort en poussant cela trop loin.

4o Supposons, puisque Maupertuis le veut, un peuple tel qu’il le peint ici : je soutiens qu’il nous ressemblera beaucoup ; il dira cogito, au lieu de ego sum cogitans. Supposons qu’au lieu de cogito, il dise simplement A, ce n’en sera pas moins un jugement qui pourra servir au raisonnement.

J’observe encore que les idées de rapports ou de liaisons auront toujours un caractère générique ; soit que ce caractère affecte le signe même de l’idée, comme dans les déclinaisons latines où les différentes terminaisons marquent les différents rapports ; soit qu’on l’exprime par un article, comme dans les langues d’aujourd’hui.

XIV. Dans les dénominations qu’on adonnées aux perceptions, lors de l’établissement de nos langues, comme la multitude de signes simples surpassait trop l’étendue de la mémoire, et aurait jeté à tous moments dans la confusion, on a donné des signes généraux aux parties qui se trouvaient le plus souvent dans les perceptions, et l’on a désigne les autres par des signes particuliers, dont on pouvait faire usage dans tous les signes composés des expressions où ces mêmes parties se trouvaient : on évitait par là la multiplication des signes simples. Lorsqu’on a voulu analyser les perceptions, on a vu que certaines parties se trouvent communes à plusieurs, et plus souvent répétées que les autres ; on a regardé les premières comme des sujets sans lesquels les dernières ne pouvaient subsister. Par exemple, dans cette partie de perception que j’appelle arbre, on a vu qu’il se trouvait quelque chose de commun à cheval, à lion et à corbeau, etc., pendant que les autres choses variaient dans ces différentes perceptions.

On a formé pour cette partie uniforme dans les différentes perceptions un signe général, et on l’a regardé comme la base ou le sujet sur lequel résident les autres parties des perceptions qui s’y trouvent le plus souvent jointes : par opposition à cette partie uniforme des perceptions, on a désigné les autres parties les plus sujettes à varier par un autre signe général ; et c’est ainsi qu’on s’est formé l’idée de substance, attribuée à la partie uniforme des perceptions, et l’idée de mode qu’on attribue aux autres.

XV. Je ne sais pas s’il y a quelque autre différence entre les substances et les modes. Les philosophes ont voulu établir ce caractère distinctif, que les premières se peuvent concevoir seules, et que les autres ne le sauraient et ont besoin de quelque support pour être conçues. Dans arbre ils ont cru que la partie de cette perception qu’on appelle étendue, et qu’on trouve aussi dans cheval, lion, etc., pouvait être prise pour cette substance ; et que les autres parties comme couleur, figure, etc., qui diffèrent dans arbre, dans cheval, dans lion, ne doivent être regardées que comme des