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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/728

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ont longtemps raisonné ensemble, que serait-ce si nous nous transportions chez des nations fort éloignées, dont les savants n’eussent jamais eu de communication avec les nôtres, et dont les premiers hommes eussent bâti leur langue sur d’autres principes ? Je suis persuadé que si nous venions tout à coup à parler une langue commune, dans laquelle chacun voudrait traduire ses idées, on trouverait de part et d’autre des raisonnements bien étranges, ou plutôt on ne s’entendrait point du tout. Je ne crois pas cependant que la diversité de leur philosophie vînt d’aucune diversité dans les premières perceptions ; mais je crois qu’elle viendrait du langage accoutumé de chaque nation, de cette destination des signes aux différentes parties des perceptions : destination dans laquelle il entre beaucoup d’arbitraire, et que les premiers hommes ont pu faire de manières différentes ; mais qui, une fois faite de telle ou telle manière, jette dans telle ou telle proposition, et a des influences continuelles sur toutes nos connaissances.

XIX. 1o Maupertuis suppose toujours des langues bâties sur d’autres principes, et cependant plus bas il convient que la différence ne serait pas dans les premières perceptions, qui, effectivement, ne peuvent pas différer, étant prises des sens.

Son idée d’une langue commune dans laquelle chacun traduirait ses idées, est ingénieuse ; mais je crois que ce serait moins des raisonnements étranges, que des expressions étranges, qui en résulteraient. Voici pourquoi : les premières perceptions étant les mêmes, ce ne serait plus que dans les métaphores tirées de différents de nos sens que serait la différence, et c’est ce qui ferait, surtout pour les expressions de pur esprit et d’agrément, un effet singulier ; mais, pour le raisonnement, on serait toujours à même d’apprécier la juste valeur des métaphores. On en pourrait donner plusieurs exemples.

2o Il est bien sûr que les langues, une fois faites d’une certaine façon, mettent plutôt sur les voies de telles connaissances que de telles autres. Mais ne croyez pas, dans le sens de Maupertuis, que cela produirait des connaissances opposées à celles que nous avons à présent. Une langue où les signes qui peignent les nombres sont courts et rentrants sur eux-mêmes, comme sont nos chiffres, conduira naturellement à une parfaite arithmétique : au lieu qu’on peut dire hardiment que le peuple qui, pour énoncer le nombre trois, a dix-sept syllabes, n’arrivera de longtemps jusqu’à exprimer cent ; il aura pourtant la même idée que nous du nombre trois.

XX. Revenons au point où j’en étais demeuré, à la formation de mes premières Notions. J’avais déjà établi des signes pour mes perceptions ; j’avais formé une langue, inventé des mots généraux et particuliers d’où étaient nés les genres, les espèces, les individus. Nous avons vu comment les différences qui se trouvaient dans les parties de mes perceptions, m’avaient fait changer mes expressions simples À et B, qui répondaient d’abord à je vois un arbre, je vois un cheval ; comment j’étais venu à des signes plus composés C D, C E, dont une partie, qui répondait à je vois, demeurait la même dans les deux propositions, pendant que les parties exprimées par D et par E, qui répondaient à un arbre et à un cheval, avaient changé. J’avais encore plus composé mes signes, lorsqu’il avait fallu exprimer des perceptions plus différentes, comme je vois deux lions, je vois trois corbeaux ; mes signes étaient devenus pour ces deux perceptions, C G H et C I K ; enfin on voit comment le besoin m’avait fait étendre et composer les signes de mes premières perceptions, et commencer un langage.

XXI. Mais je remarque que certaines perceptions, au lieu de différer par leurs parties, ne diffèrent que par une espèce d’affaiblissement dans le tout ; ces perceptions ne paraissent que des images des autres ; et alors, au lieu de dire C D, je vois un arbre, je pourrais dire, c d, j’ai vu un arbre.