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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/727

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voir sans connaître la nature des choses dont, hélas ! nous ne connaissons que les rapports. Vouloir en dire plus, c’est confondre les bornes de notre esprit et celles de la nature.

XVI. Si l’on dit qu’on peut dépouiller l’arbre de sa verdeur, et qu’on ne le peut de son étendue, je réponds que cela vient de ce que dans le langage établi on est convenu d’appeler arbre ce qui a une certaine figure, indépendamment de sa verdeur. Mais si la langue avait un mot tout différent pour exprimer un arbre sans verdeur et sans feuilles, et que le mot arbre fût nécessairement attaché à la verdeur, il ne serait pas plus possible d’en retrancher la verdeur que l’étendue.

Si la perception que j’ai d’arbre est bien fixée et limitée, on ne saurait en rien retrancher sans la détruire. Si elle n’est composée que d’étendue, figure et verdeur, et que je la dépouille de verdeur et figure, il ne restera qu’une perception vague d’étendue ; mais n’aurais-je pas pu par de semblables abstractions dépouiller l’arbre de l’étendue et de la figure, et ne serait-il pas resté tout de même une idée vague de verdeur ?

XVI. 1o Cette réponse est adroite, mais elle n’est pas convaincante : nos sens seront toujours plus forts que nos abstractions.

2o On ne peut, il est vrai, ni ajouter ni retrancher à une notion complète, mais toutes les idées ne sont pas des notions.

XVII. Rien n’est plus capable d’autoriser mes doutes sur la question que je fais ici, que de voir que tous les hommes ne s’accordent pas sur ce qu’ils appellent substance et mode. Qu’on interroge ceux qui n’ont point fréquenté les écoles, et l’on verra, par l’embarras où ils seront pour distinguer ce qui est mode et ce qui est substance, si cette distinction paraît être fondée sur la nature des choses.

XVII. L’embarras des gens du monde ne me surprendrait pas, et ne prouverait rien. Demandez-leur ce que c’est que monnaie, ils seront aussi embarrassés ; et je suis sûr qu’en les aidant à s’exprimer, on trouvera chez eux l’idée de substance que j’ai donnée plus haut.

XVIII. Mais si l’on rejette le jugement de ces sortes de personnes, ce qui ne me paraît pas trop raisonnable ici, où l’on doit plutôt consulter ceux qui ne sont imbus d’aucune doctrine, que ceux qui ont embrassé déjà des systèmes ; si l’on veut consulter les philosophes, on verra qu’ils ne sont pas eux-mêmes d’accord sur ce qu’il faut prendre pour substance et pour mode ; ceux-ci prennent l’espace pour une substance, et croient qu’on le peut concevoir seul indépendamment de la matière : ceux-là n’en font qu’un mode, et croient qu’il ne saurait subsister sans la matière. Les uns ne regardent la pensée que comme le mode de quelque autre substance ; les autres la prennent pour substance elle-même.

XVIII. 1o Maupertuis raisonne ici en homme du monde qui, du désaccord des savants, conclut à l’impossibilité de l’accord entre eux.

2o Ce qu’il dit prouve bien que les philosophes ne savent pas assigner où est la substance, parce que effectivement, vu les bornes de notre esprit, cela est très-difficile ; mais cela empêche-t-il les philosophes de concevoir l’idée de ce qui est substance et de ce qui ne l’est pas ? Il arrive souvent que ce qui est le plus clair, dès qu’il faut remonter à l’origine, devient embrouillé. Il n’en faut pas conclure qu’il n’y ait rien de clair, et que ce qui paraît embrouillé pour un degré médiocre d’attention ne puisse s’éclaircir par une attention soutenue appuyée du secours d’une logique sévère.

XIX. Si l’on trouve les idées si différentes chez les hommes d’un même pays, et qui