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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/731

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que de système, cela peut être, je n’en dirai pas moins que quiconque a suivi la nature, sentira combien cela est faux.

XXVI. Dans le langage ordinaire, on dit : il y a des sons. La plupart des hommes se représentent les sons comme quelque chose qui existe indépendamment d’eux. Les philosophes cependant ont remarqué que tout ce que les sons ont d’existence hors de nous, n’est qu’un certain mouvement de l’air, causé par les vibrations des corps sonores, et transmis jusqu’à notre oreille. Or, dans ce que je perçois, lorsque je dis j’entends des sons, ma perception n’a certainement aucune ressemblance avec ce qui se passe hors de moi, avec le mouvement du corps agité. Voilà donc une perception qui est du même genre que la perception je vois, et qui n’a hors de moi aucun objet qui lui ressemble. La perception je vois un arbre, n’est-elle pas dans le même cas ? Quoique je puisse peut-être suivre plus loin ce qui se passe dans cette perception, quoique les expériences de l’optique m’apprennent qu’il se peint une image de l’arbre sur ma rétine, ni cette image, ni l’arbre ne ressemblent à ma perception.

XXVI. 1o Voici l’article où Maupertuis montre le plus de subtilité, et si je ne me trompe, c’est là la façon la plus ingénieuse pour proposer cette difficulté si commune dans les écoles : « Les qualités sensibles ne sont pas dans les corps, quoique nous les y rapportions ; donc aussi les corps peuvent bien ne pas exister, quoique, etc. »

Mais j’oserai dire que cette difficulté est très-faible : voici ma raison. Notre erreur, même en rapportant les qualités sensibles aux objets extérieurs, est une preuve de la réalité d’un objet extérieur, ainsi que nous l’avons remarqué article XXIV.

Pour répondre entièrement à la difficulté, je dis en premier lieu qu’il y a des sensations que nous ne rapportons pas aux objets extérieurs, mais à notre corps ; d’autres à notre corps, et non pas aux objets extérieurs ; d’autres à tous les deux ensemble. Pourquoi cette différence ? Elle est fondée sur l’existence des corps, elle en est la preuve : car ne serait-ce pas un jeu puéril de la Divinité que toutes ces différences (différences toujours uniformes), s’il n’existait que mon âme ?

En second lieu, toutes ces différences se rapportent à la conservation ou au plaisir de notre vie : elles ont quelque chose de fixe qui peut nous servir de règle, du moins vis-à-vis de ce double objet.

En troisième lieu, je voudrais que Maupertuis fît attention que les hommes les plus grossiers n’attachent pas la même idée à cette proposition, il y a des sons, des couleurs, etc., qu’à celle-ci, il y a des corps ; un paysan ne saura pas expliquer la différence ; mais il sent, et je l’ai éprouvé, qu’il y a plus de réalité dans l’une que dans l’autre. Il verra bien qu’un son n’est qu’un effet, et non pas un corps ; une couleur, l’extérieur d’un corps, un effet aussi. Voilà tout.

Maupertuis est capable de reconnaître que sa façon de raisonner est sophistique en ce qu’il ne compare que les perceptions, et qu’il faudrait de plus comparer l’effet de ces perceptions sur notre esprit ; effet qui n’est pas le même quand je dis : J’entends des sons, je vois un arbre.

Avant de finir, j’ai encore une observation à faire. Dès que nous sommes sujets à recevoir des sensations, il a fallu que c’en fût une suite, que nous les rapportassions aux objets qui les faisaient naître. En voici la raison, laissant à part la nature des sensations (sur laquelle Bouiller a dit de bonnes choses dans son second tome), il est sûr qu’elles sont un effet qui n’indique point son comment, et qui pourtant, pour notre bonheur, a dû indiquer sa