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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/743

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14o Ce n’est pas que ces syllabes contractées, et réduites à une seule syllabe longue, ne puissent en passant dans une autre langue, ou même par le seul laps de temps, devenir brèves ; aussi ces sortes d’inductions sur la quantité des syllabes, sur l’identité des voyelles, sur l’analogie des consonnes, ne peuvent guère être d’usage que lorsqu’il s’agit d’une dérivation immédiate. Lorsque les degrés de filiation se multiplient, les degrés d’altération se multiplient aussi à un tel point, que le mot n’est souvent plus reconnaissable. En vain prétendrait-on exclure les transformations de lettres en d’autres lettres très-éloignées. Il n’y a qu’à supposer un plus grand nombre d’altérations intermédiaires, et deux lettres, qui ne pouvaient se substituer immédiatement l’une à l’autre, se rapprocheront par le moyen d’une troisième. Qu’y a-t-il de plus éloigné qu’un h et un s ? cependant le b a souvent pris la place de l’s consonne ou du digamma éolique. Le digamma éolique, dans un très-grand nombre de mots adoptés par les Latins, a été substitué à l’esprit rude des Grecs, qui n’est autre chose que notre h, et quelquefois même à l’esprit doux : témoin ἔσπερος, vesper, ὴρ, ver, etc. De son côté l’s a été substitué, dans beaucoup d’autres mots latins, à l’esprit rude des Grecs : ὑπἑρ super, έξ sex, ὑς, sus, etc. La même aspiration a donc pu se changer indifféremment en 6 et en s. Qu’on jette les yeux sur le Vocabulaire hagiologique de l’abbé Châtelain, imprimé à la tête du Dictionnaire de Ménage, et l’on se convaincra, par les prodigieux changements qu’ont subis les noms des saints depuis un petit nombre de siècles, qu’il n’y a aucune étymologie, quelque bizarre qu’elle paraisse, qu’on ne puisse justifier par des exemples avérés ; et par cette voie on peut, au moyen des variations intermédiaires, multipliées à volonté, démontrer la possibilité d’un changement d’un son quelconque en tout autre son donné. En effet, il y a peu de dérivation aussi étonnante au premier coup d’œil, que celle de jour, tirée de dies ; et il y en a peu d’aussi certaine. Qu’on réfléchisse, de plus, que la variété des métaphores entées les unes sur les autres, a produit des bizarreries peut-être plus grandes, et propres à justifier par conséquent des étymologies aussi éloignées par rapport au sens, que d’autres le sont par rapport au son. Il faut donc avouer que tout a pu se changer en tout, et qu’on n’a droit de regarder aucune supposition étymologique comme absolument impossible.

Mais faut-il conclure de là qu’on peut se livrer avec tant de savants hommes à l’arbitraire des conjectures, et bâtir sur des fondements aussi ruineux de vastes systèmes d’érudition ? ou bien qu’on doit regarder l’étude des étymologies comme un jeu puéril, bon seulement pour amuser des enfants ?

Il faut prendre un juste milieu. Il est bien vrai qu’à mesure qu’on suit l’origine des mots, en remontant de degré en degré, les altérations se multiplient, soit dans la prononciation, soit dans les sons, parce que, excepté les seules inflexions grammaticales, chaque passage est une altération dans l’un et dans l’autre ; par conséquent, la liberté de conjecturer s’étend en même raison. Mais cette liberté, qu’est-elle ? sinon l’effet d’une incertitude qui augmente toujours ? Cela peut-il empêcher qu’on ne puisse discuter de plus près les dérivations les plus immédiates, et même quelques autres étymologies qui compensent, par l’accumulation d’un plus grand nombre de probabilités, la distance plus grande entre le primitif et le dérivé, et le peu de ressemblance entre l’un et l’autre, soit dans le sens, soit dans la prononciation ? Il faut donc, non pas renoncer à rien savoir dans ce genre, mais seulement se résoudre à beaucoup ignorer. Il faut, puisqu’il y a des étymologies certaines,