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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/756

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cumuler ; mais je crois qu’il est très-désirable qu’on s’en occupe un peu d’après ce point de vue. En effet, l’esprit humain, en se repliant ainsi sur lui-même pour étudier sa marche, ne peut-il pas retrouver, dans les tours singuliers que les premiers hommes ont imaginés pour expliquer des idées nouvelles en parlant des objets connus, bien des analogies très-fines et très-justes entre plusieurs idées, des rapports de toute espèce que la nécessité toujours ingénieuse avait saisis, et que la paresse avait depuis oubliés ? N’y peut-il pas voir souvent la gradation qu’on a suivie dans le passage d’une idée à une autre, et dans l’invention de quelques arts ? et par là cette étude ne devient-elle pas une branche intéressante de la métaphysique expérimentale ? Si ces détails sur les langues et les mots dont l’art étymologique s’occupe sont des grains de sable, il est précieux de les ramasser, puisque ce sont des grains de sable que l’esprit humain a jetés dans sa route, et qui peuvent seuls nous indiquer la trace de ses pas ? (Voyez Origine des Langues.) Indépendamment de ces vues curieuses et philosophiques, l’étude dont nous parlons peut devenir d’une application usuelle, et prêter à la logique des secours pour appuyer nos raisonnements sur des fondements solides. Locke, et depuis, M. l’abbé de Condillac, ont montré que le langage est véritablement une espèce de calcul, dont la grammaire, et même la logique en grande partie, ne sont que les règles ; mais ce calcul est bien plus compliqué que celui des nombres, sujet à bien plus d’erreurs et de difficultés. Une des principales est l’espèce d’impossibilité où les hommes se trouvent de fixer exactement le sens des signes auxquels ils n’ont appris à lier des idées que par une habitude formée dans l’enfance, à force d’entendre répéter les mêmes sons dans des circonstances semblables, mais qui ne le sont jamais entièrement ; en sorte que, ni deux hommes, ni peut-être le même homme, dans des temps différents, n’attachent précisément au même mot la même idée. Les métaphores, multipliées par le besoin et par une espèce de luxe d’imagination, qui s’est aussi dans ce genre créé de faux besoins, ont compliqué de plus en plus les détours de ce labyrinthe immense, où l’homme introduit, si j’ose ainsi parler, avant que ses yeux fussent ouverts, méconnaît sa route à chaque pas. Cependant tout l’artifice de ce calcul ingénieux dont Aristote nous a donné les règles, tout l’art du syllogisme, est fondé sur l’usage des mots dans le même sens : l’emploi d’un même mot dans deux sens différents fait de tout raisonnement un sophisme ; et ce genre de sophisme, peut-être le plus commun de tous, est une des sources les plus ordinaires de nos erreurs. Le moyen le plus sûr, ou plutôt le seul, de nous détromper et peut-être de parvenir un jour à ne rien affirmer de faux, serait de n’employer dans nos inductions aucun terme dont le sens ne fût exactement connu et défini. Je ne prétends assurément pas qu’on ne puisse donner une bonne définition d’un mot sans connaître son étymologie ; mais du moins est-il certain qu’il faut connaître avec précision la marche et l’embranchement de ses différentes acceptions. Qu’on me permette quelques réflexions à ce sujet.

J’ai cru voir deux défauts régnants dans la plupart des définitions que présentent les meilleurs ouvrages philosophiques. J’en pourrais citer des exemples, tirés des auteurs les plus estimés et les plus estimables, sans sortir même de l’Encyclopédie. L’un consiste à donner pour la définition d’un mot renonciation d’une seule de ses acceptions particulières ; l’autre défaut est celui de ces définitions dans lesquelles, pour vouloir y comprendre toutes