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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/773

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devint la règle pour juger de la réalité des premiers, et cette règle servit aussi à distinguer la sensation de l’imagination, dans le cas où la vivacité des images et le manque de points de comparaison auraient rendu l’erreur inévitable, comme dans les songes et les délires ; elle servit aussi à démêler les illusions des sens eux-mêmes dans les miroirs, les réfractions, etc., et ces illusions une fois constatées, on ne s’en tint plus uniquement à séparer l’existence de la sensation, il fallut encore séparer la sensation du concept de l’existence, et même de celui de présence, et ne la regarder plus que comme un signe de l’une et de l’autre, qui pourrait quelquefois tromper. — Sans développer avec autant d’exactitude, que l’ont fait depuis les philosophes modernes, la différence de nos sensations et des êtres qu’elles représentent, sans savoir que les sensations ne sont que des modifications de notre âme, et sans trop s’embarrasser si les êtres existants et les sensations forment deux ordres de choses entièrement séparés l’un de l’autre, et liés seulement par une correspondance plus ou moins exacte et relative à de certaines lois, on adopta de cette idée tout ce qu’elle a de pratique. La seule expérience suffit pour diriger les craintes, les désirs et les actions des hommes les moins philosophes, relativement à l’ordre réel des choses, telles quelles existent hors de nous ; et cela ne les empêche pas de continuer à confondre les sensations avec les objets mêmes, lorsqu’il n’y a aucun inconvénient pratique. Mais, malgré cette confusion, c’est toujours sur le mouvement et la distance des objets que se règlent nos craintes, nos désirs et nos propres mouvements : ainsi l’esprit dut s’accoutumer à séparer totalement la sensation de la notion d’existence, et il s’y accoutuma tellement, qu’on en vint à la séparer aussi de la notion de présence, en sorte que ce mot présence signifie non-seulement l’existence d’un objet actuellement aperçu par les sens, mais qu’il s’étend même à tout objet renfermé dans les limites où les sens peuvent actuellement apercevoir, et placé à leur portée, soit qu’il soit aperçu ou non.

Dans ce système général des êtres qui nous environnent, sur lesquels nous agissons, et qui agissent sur nous à leur tour, il en est que nous avons vus paraître et reparaître successivement, que nous avons regardés comme parties du système où nous sommes placés nous-mêmes, et que nous cessons de voir pour jamais : il en est d’autres que nous n’avons jamais vus, et qui se montrent tout à coup au milieu des êtres, pour y paraître quelque temps, et disparaître après sans retour. Si cet effet n’arrivait jamais que par un transport local, qui ne fit qu’éloigner l’objet pour toujours de la portée de nos sens, ce ne serait qu’une absence durable ; mais un médiocre volume d’eau, exposé à un air chaud, disparaît sous nos yeux sans mouvement apparent ; les arbres et les animaux cessent de vivre, et il n’en reste qu’une très-petite partie méconnaissable, sous la forme d’une cendre légère. Par là, nous acquérons les notions de destruction, de mort, d’anéantissement. De nouveaux êtres, du même genre que les premiers, viennent les remplacer ; nous prévoyons la fin de ceux-ci en les voyant naître ; l’expérience nous apprendra à en attendre d’autres après eux. Ainsi nous voyons les êtres se succéder comme nos pensées. Ce n’est point ici le lieu d’expliquer la génération de la notion du temps, ni de montrer comment celle de l’existence concourt avec la succession de nos pensées à nous la donner. (Voyez Succession, Temps et Durée). Il suffit de dire que, lorsque nous avons cessé d’attribuer aux objets ce rapport avec nous, qui leur rendait commun le témoignage