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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/774

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que nos propres pensées nous rendent de nous-mêmes, la mémoire, en nous rappelant leur image, nous rappelle en même temps ce rapport qu’ils avaient avec nous dans un temps où d’autres pensées, qui ne sont plus, nous rendaient témoignage de nous-mêmes, et nous disons que ces objets ont été : la mémoire leur assigne des époques et des distances dans la durée comme dans l’étendue. L’imagination ne peut suivre le cours des mouvements imprimés aux corps, sans comparer la durée avec l’espace parcouru ; elle conclura donc, du mouvement passé et du lieu présent, de nouveaux rapports de distance qui ne sont pas encore : elle franchira les bornes du moment où nous sommes, comme elle a franchi les limites de la sensation actuelle. Nous sommes forcés alors de détacher la notion d’existence de tout rapport qui n’existe pas encore, et qui n’existera peut-être jamais avec nous et avec la conscience de nos pensées. Nous sommes forcés de nous perdre nous-mêmes de vue, et de ne plus considérer, pour attribuer l’existence aux objets, que leur enchaînement avec le système total des êtres dont l’existence ne nous est à la vérité connue que par leur rapport avec la nôtre, mais qui n’en sont pas moins indépendants, et qui n’en existeront pas moins lorsque nous ne serons plus. Ce système, par la liaison des causes et des effets, s’étend indéfiniment dans la durée comme dans l’espace. Tant que nous sommes un des termes auxquels se rapportent toutes les autres parties par une chaîne de relations actuelles, dont la conscience de nos pensées présentes est le témoin, les objets existent. Ils ont existé, si, pour en retrouver l’enchaînement avec l’état présent du système, il faut remonter des effets à leurs causes. Ils existeront, s’il faut au contraire descendre des causes aux effets : ainsi l’existence est passée, présente ou future, suivant qu’elle est rapportée par nos jugements à différents points de la durée.

Mais, que l’existence des objets soit passée, présente ou future, nous avons vu qu’elle ne peut nous être certifiée, si elle n’a ou par elle-même, ou par l’enchaînement des causes et des effets, un rapport avec la conscience du moi, ou de notre existence momentanée. Cependant, quoique nous ne puissions sans ce rapport assurer l’existence d’un objet, nous ne sommes pas pour cela autorisés à la nier, puisque ce même enchaînement de causes et d’effets établit des rapports de distance et d’activité entre nous et un grand nombre d’êtres, que nous ne connaissons que dans un très-petit nombre d’instants de leur durée, ou qui même ne parviennent jamais à notre connaissance. Cet état d’incertitude ne nous présente que la simple notion de possibilité, qui ne doit pas exclure l’existence, mais qui ne la renferme pas nécessairement. Une chose possible, qui existe, est une chose actuelle ; ainsi toute chose actuelle est existante, et toute chose existante est actuelle, quoique existence et actualité ne soient pas deux mots parfaitement synonymes, parce que celui d’existence est absolu, et celui d’actualité est corrélatif de possibilité.

Jusqu’ici nous avons développé la notion d’existence, telle qu’elle est dans l’esprit de la plupart des hommes, ses premiers fondements, la manière dont elle a été formée par une suite d’abstractions de plus en plus générales, et très-différentes d’avec les notions qui lui sont relatives ou subordonnées. Mais nous ne l’avons pas encore suivie jusqu’à ce point d’abstraction et de généralité où la philosophie l’a portée. En effet, nous avons vu comment le sentiment du moi, que nous regardons comme la source de la notion d’existence, a été transporté par abstraction aux sensations mêmes regardées