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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/781

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Sans entreprendre de le réfuter en détail, il suffit peut-être d’exposer quelques principes. — Je porte la main sur un objet, je sens une résistance et j’en ai l’idée par le tact. En même temps je vois ma main s’avancer vers cet objet que mes yeux me montraient déjà. — C’est par le secours de mes yeux que je guide ma main, je la vois s’appliquer à l’objet que je reconnais ainsi pour la cause commune de mes deux sensations, qui se contrôlent l’une l’autre. — Mais il est clair que ces deux sensations ne pourraient avoir aucun rapport, si ma main n’existait que dans mon idée.

Voici quelque chose de plus : en philosophant sur les rapports de mes sens aux objets, en multipliant les raisonnements et les expériences, je découvre, comme en effet le raisonnement et l’expérience l’ont découvert, que tout cela se fait suivant certaines lois. L’anatomie m’apprend que des rayons de lumière, réfléchis de l’objet à mon œil, sont réfractés dans le cristallin ; et toujours supposant que l’objet, que mon œil, que les rayons existent, et que les opérations de l’anatomie et de la physique portent sur des faits réels, j’en conclus que des verres convexes interposés m’agrandiront l’apparence des objets, m’en feront découvrir qui m’échappaient par leur petitesse. Je taille un verre, ou, si vous voulez, l’idée d’un verre ; je le mets entre l’idée de mon œil et l’idée de l’objet, et cet objet s’agrandit, et j’en vois toujours de nouveaux, suivant le plus ou moins de divergence qui devrait se trouver entre les rayons, si eux et les verres convexes étaient réels. — L’expérience confirme ce qu’avait annoncé la théorie fondée sur l’observation des objets et des effets.

Mais je vous le demande, et à Berkeley, quelle absurdité d’imaginer que des suppositions et des observations, portant toutes sur des objets chimériques, et par conséquent chimériques elles-mêmes, pourront mener à des conclusions toutes vérifiées par l’expérience !

On pourrait appliquer ce même raisonnement aux autres sens aussi bien qu’à la vue.

J’ajoute que, si les corps n’existent point, la physique est anéantie ; et combien de choses démontrées en physique ! La pression de l’air qui fait monter le mercure dans les tubes, le mouvement du ciel et de la terre, par lequel celle-ci présente successivement ses différents points au soleil. — D’où vient la nuit, si ce n’est de l’interposition de la terre entre le soleil et nous ?


    eu aucune de ces pensées, et croire qu’elles n’ont été qu’un jeu de son esprit, qu’un essai de l’influence que cet esprit serait capable d’exercer sur l’esprit de ses semblables. — Mais il parle si sérieusement, il présente ses raisonnements avec un tel art, que l’on peut croire aussi qu’il s’est ébloui lui-même, et que ce savant argumentaient qui craignait d’affirmer l’existence de son corps, était très-persuadé de la bonté de sa philosophie.

    M. Turgot, magistral, ne crut pas devoir fournir à l’Encyclopédie, officiellement proscrite, secrètement tolérée par le gouvernement, les articles qu’il n’avait promis qu’à l’Encyclopédie permise et protégée comme un des ouvrages les plus utiles, et dont le projet, à quelque point que son exécution fol difficile, et même à cause de cette difficulté, était un des plus honorables que pût concevoir l’esprit humain.

    Les articles qui devaient repousser les sophismes de Berkeley, et compléter l’exposition de ce que nous pouvons savoir sur l’existence, n’ont pas été rédigés. Mais, dès sa première jeunesse (en 1750), M. Turgot, dans la correspondance qu’il tenait avec ses condisciples, et dont nous avons extrait quelques morceaux, avait déjà combattu l’évêque de Cloyne. Nous avons retrouvé deux de ses lettres à ce sujet, et nous croyons que c’est ici leur place naturelle. (Note de Dupont de Nemours.)