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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/782

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Qu’est-ce qui nous nourrit ? Nous mangeons, et sans cela nous cesserions d’être ; mais n’est-ce qu’une aperception ? N’est-ce que le goût des viandes, ou que leur être aperçu qui nous soutient ? Non, c’est au contraire une digestion inaperçue qui se fait dans des viscères qui, selon Berkeley, n’existeront que pour le chirurgien qui viendra nous ouvrir après notre mort. Le sang sort d’une piqûre, parce qu’il circule dans des vaisseaux qui, suivant Berkeley, n’existent point, puisqu’ils ne sont point actuellement aperçus ; et dans ses principes ce sang même n’existait point.

On peut tirer encore un autre raisonnement des rapports que nos idées ont avec celles des autres hommes. Par quelle bizarrerie l’auteur admet-il ceux-ci ? — Il devrait nier qu’il y eût d’autres hommes. Il devrait se croire le seul au monde. Apercevons-nous les autres hommes plus immédiatement que les autres objets ? Ne peut-on pas leur appliquer tous les raisonnements de notre auteur ? Et d’où viendrait que je vois un objet assez grand, et qu’un homme qui sera plus éloigné le verra plus petit, si la distance, l’objet, les rayons de lumière, et mon œil et celui de l’autre homme, n’existaient pas ?

L’ordre de nos idées, dit Berkeley, la réalité des choses n’est que dans l’ordre des idées de Dieu. — Pourquoi différents hommes voient-ils le même objet différemment ? ou si ce n’est point le même objet qu’ils voient, quel est le lien commun de leurs différentes sensations ? Si j’en croyais Berkeley, je ne verrais dans tout cela que la volonté arbitraire de Dieu. Mais Dieu est le moins arbitraire des êtres, car il est le seul parfaitement sage, et ses idées sont la raison par excellence.

Quel serait tout ce jeu des causes physiques ? Et comment croire que Dieu s’en ferait un de nous tromper ?

La question des causes occasionnelles ne fait rien ici ; si on en avait démontré l’impossibilité, Berkeley serait réfuté par là même. — Mais leur réalité ne décide aucunement en sa faveur.

Mon principal raisonnement est fondé sur ce que Berkeley démontre fort bien, dans sa théorie de la vision, que le rapport des angles des rayons ne suffit pas pour nous faire connaître les distances ; et sur ce que je crois en même temps qu’on ne démontre pas moins bien contre Berkeley que l’expérience seule ne peut apprendre à les connaître.

En voilà assez sur ce sujet ; vous suppléerez par vos réflexions à ce qui manque aux miennes.


Seconde Lettre à M. l’abbé de……, contre les opinions de Berkeley.

Je ne vois pas qu’on puisse répondre au raisonnement que je vous ai fait contre Berkeley. Il a beau nous dire que nous ne voyons que nos idées et des modifications de notre âme, outre qu’il y a là-dedans quelque chose qu’il n’a pas assez éclairci, Mallebranche l’avait dit équivalemment par rapport à la question présente, en convenant que nous ne voyons pas les corps en eux-mêmes, et cela ne prouve rien contre leur existence, « Mais, ajoute Berkeley, il est certain que rien de semblable à nos idées ne peut exister hors de nous, parce qu’un être qui n’a de réalité qu’en tant qu’aperçu, ne peut exister non aperçu. » — C’est un pur sophisme.

Il donne encore d’autres raisons, qui ne valent pas mieux. — Il ne s’agit