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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/784

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estomac, que je ne vois point, n’eut rien, pourquoi celui qui ouvrira mon corps aurait-il cette idée d’un estomac aussi peu utile pour lui que pour moi ? Je vous ai déjà parlé de cela ; mais, quand on veut se pénétrer d’une idée, il est bon de la répéter.

Tout le rapport des moyens à leur fin, qui paraît si évidemment dans toute la nature, disparaîtrait, si tout n’était qu’une suite d’idées. En un mot, tout est expliqué en supposant l’existence des corps ; tout est obscur, inintelligible, dénué de raison, en la niant. — Combien de sensations désagréables surtout qui nous avertissent des dangers de notre corps, et qui ne seraient de la part de Dieu qu’un jeu cruel, si les corps n’existaient pas ! Mais l’effet que les objets extérieurs qui nous menacent de péril produisent sur nous, n’est que trop démontré par l’expérience, quand nous n’employons pas à les éviter l’intelligence que Dieu nous a donnée pour les reconnaître. Ces corps sont donc existants ?

Les mêmes raisonnements prouvent que les propriétés géométriques, que nous attribuons à l’étendue, appartiennent à la matière, puisqu’ils prouvent que les rayons de lumière forment entre eux différents angles dont les côtés sont terminés par l’objet existant ; d’où je conclus que l’objet existant est la base du cône ou de la pyramide, de rayons qui a son sommet dans mon œil. Et par conséquent que les différents points de ces objets qui terminent différents rayons, ont entre eux différents rapports de distance déterminés par la forme des figures ; dès qu’on suppose la distance entre deux objets réelle et non pas idéale, comme elle est variable, la réalité du mouvement et du monde physique est évidemment démontrée par là même.

C’est encore par cette liaison du monde physique avec nos idées et avec les idées des autres hommes, que je prouve la certitude de la mémoire et de l’identité personnelle. En un mot, nos idées n’étant que nos idées, je ne puis m’assurer qu’il existe autre chose au delà qu’en raisonnant sur leurs causes, en formant des hypothèses dont le rapport exact avec les phénomènes est la vérification. Berkeley ne s’assure pas autrement de l’existence des hommes avec lesquels il converse ; pourquoi veut-il que le même argument qui lui prouve l’existence des hommes, ne prouve pas l’existence de la matière ? En a-t-il démontré l’impossibilité ? Connaît-il la nature des choses au point de démontrer qu’il est contradictoire qu’il existe hors de lui des êtres qui aient entre eux des rapports de distance ?

« Mais, dira-t-il, ces rapports de distance sont des rapports idéaux qui ne conviennent qu’à des modifications de mon âme. » Cette difficulté est indépendante de l’existence des objets hors de nous. Que la matière existe hors de nous, ou non, il est toujours certain qu’en vertu de ce que nous rapportons nos sensations de couleur ou de résistance à des distances plus ou moins grandes, nous nous représentons hors de nous des figures géométriques dont un côté n’est pas l’autre, et que nous divisons à notre volonté. Si la division est réelle, et si Berkeley veut en convenir, il aura levé toute la difficulté ; mais il soutient qu’elle n’est qu’idéale. Quoi ! ne pourra-t-il y avoir de division réelle hors de mon âme, parce que dans mon âme il y en a une idéale ?

Ce qui trompe Berkeley, est qu’il s’imagine qu’on soutient que les êtres extérieurs ressemblent à nos idées ; ce n’est point cela. Je démontre seulement qu’ils ont les propriétés géométriques qui dépendent de la distance, c’est-à-dire la figure et le mouvement qui appartiennent nécessairement à