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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/783

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pas ici de s’appesantir sur cette question puérile, si la cause de nos sensations leur ressemble ou non. Il suffit qu’elle en soit la cause.

Je soutiens que la matière existante hors de nous a les propriétés géométriques qui dépendent de la distance, et par conséquent la figure et le mouvement. — Rappelez-vous le raisonnement par lequel je prouve l’existence des corps inférée de la cause commune des sensations, et des sensations pareilles des différents hommes, qui se rapportent toutes à ces objets extérieurs, et suivant les mêmes lois : ce qui ne serait qu’une succession bizarre et incompréhensible, suivant Berkeley, et ce qui suit nécessairement de la supposition de l’existence de la matière.

Je prends un cas particulier de ce raisonnement entre mille qu’il pourrait fournir. — Je vois différents objets, et Berkeley ne me niera pas que je n’aperçoive entre ce que j’appelle l’objet, qu’il prétend n’être que l’idée de l’objet, et une autre idée qui me paraît m’appartenir davantage, et que j’appelle moi, une troisième idée que j’appelle la distance de l’objet à moi. Il ne me niera pas non plus que je ne puisse appeler toute cette façon de voir, voir les objets hors de moi.

Je cherche quelle peut être la cause de ces perceptions des objets. Après bien des raisonnements et des expériences, je parviens à imaginer, non qu’il existe hors de moi des corps qui les excitent (je n’en ai jamais douté), mais que les corps renvoient continuellement des rayons de corpuscules qui, en parvenant à mon œil, s’y réfractent, s’y croisent, et, en frappant la rétine dans différents points, transmettent à l’âme une sensation qu’elle rapporte à l’extrémité de ces rayons. Ce n’est encore là qu’un système, mais bientôt je conclus que, suivant la différente longueur de ces rayons visuels, ce même corps doit paraître plus petit ou plus grand, puisque leur notion m’arrive par un angle plus petit ou plus grand ; et comme j’ai le pouvoir, en me donnant l’idée que je marche, de changer à volonté l’idée que j’ai appelée la distance de moi à un objet, je m’approche de l’objet en question, je le vois plus grand ; je m’éloigne, je le vois plus petit. Combinant alors ce qui arrivera dans mon hypothèse des rayons visuels, je parviens, comme je vous l’ai dit dans ma première lettre, à la théorie et à l’expérience du verre convexe qui rend les rayons plus convergents, et fait paraître les corps plus grands. J’agis en conséquence, et j’ai un télescope ou un microscope. Il est visible et incontestable qu’une hypothèse dont toutes les conclusions sont ainsi vérifiées par l’expérience est réelle, et par conséquent que mes rayons visuels, mon objet, mon œil, mon microscope, existent véritablement hors de moi : ces rayons que je n’avais fait que supposer, qui, selon Berkeley, n’existent même pas, puisqu’ils ne sont point aperçus, sont donc le principe qui lie tout l’ordre de mes sensations. Ce même raisonnement, je puis l’appliquer, comme nous en sommes aussi convenus, à la pression de l’air sur le mercure contenu dans des tubes, au système de Copernic, à celui de Newton.

La force de ce raisonnement, dans notre cas, est en partie fondée sur ce que les principes matériels, existant réellement, agissent, quoique insensibles, au lieu que ce qui n’est pas ne peut pas agir, ni influer sur l’ordre de nos idées ; or, ces rayons, etc., n’existent pas, selon Berkeley, puisqu’ils ne sont point aperçus. Le monde de Berkeley serait la chose la plus inexplicable, la plus bizarre, la moins digne de l’Auteur du monde.

Je conçois bien que j’ai besoin, si je mange, d’un estomac et de viscères pour digérer ; mais si je ne mange pas, ou si je ne mange qu’en idée, si mon