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Lettre II. — À Madame de Graffigny, sur les Lettres péruviennes (1751)[1].

Madame, je ferai donc encore une fois auprès de vous le rôle de donneur d’avis : ce n’est pas sans rire un peu de moi-même ; mais vous le voulez, et le plaisir de vous obéir passe de beaucoup le ridicule de vous conseiller.

J’ai relu la Péruvienne. Zilia est une bien digne sœur de Cénie : je suis, comme Henri IV, pour le dernier que j’ai entendu. J’aimerais beaucoup mieux me faire honneur d’y découvrir à chaque instant les beautés nouvelles que je suis toujours étonné de n’y avoir pas encore admirées, que de m’amuser à en faire de mauvaises critiques. Mais vous ne demandez pas des éloges, ainsi je dois renoncer à me contenter.

Je réserve, suivant ce que vous m’avez fait l’honneur de me dire, les critiques de détail pour les dernières, et je commence par vous communiquer les additions que j’imagine qu’on pourrait faire à l’ouvrage. Vous m’avez paru goûter la principale, qui est de montrer Zilia Française, après nous l’avoir fait voir Péruvienne ; Zilia jugeant, non plus suivant « es préjugés, mais comparant ses préjugés et les nôtres ; de lui faire envisager les objets sous un nouveau point de vue ; de lui faire remarquer combien elle avait tort d’être étonnée de la plupart des choses ; de lui faire détailler les causes de ces mesures tirées de l’antique constitution du gouvernement, et tenant à la distribution des conditions, ainsi qu’aux progrès des connaissances.

Cette distribution des conditions est un article bien important et bien facile à justifier, en montrant sa nécessité et son utilité. — Sa nécessité, parce que les hommes ne sont point nés égaux ; parce que leurs forces, leur esprit, leurs passions rompraient toujours entre eux l’équilibre momentané que les lois pourraient y mettre ; parce que tous les hommes naissent dans un état de faiblesse qui les rend dépendants de leurs parents, et qui forme entre eux des liens indissolubles. Les familles inégales en capacité et en force ont redoublé les causes d’inégalité ; les guerres des sauvages ont supposé un chef. — Que serait la société sans cette inégalité des conditions ? Chacun serait réduit au nécessaire, ou plutôt il y aurait beaucoup de gens qui n’en seraient point assurés. On ne peut labourer sans avoir des instruments et le moyen de vivre jusqu’à la récolte. Ceux qui n’ont pas eu l’intelligence, ou l’occasion d’en acquérir, n’ont pas le droit d’en priver celui qui les a mérités, gagnés, obtenus par son travail. Si les paresseux et les ignorants dépouillaient les laborieux et les habiles, tous les travaux seraient découragés, la misère serait générale. Il est plus juste et plus utile pour tous que ceux qui ont manqué ou d’esprit, ou de bonheur, prêtent leurs bras à ceux qui savent les employer,

  1. Les observations suivantes ont été adressées en 1751 à Mme de Graffigny qui, rendant justice à la sagacité et au goût délicat de M. Turgot, l’avait prié de lui donner son opinion sur le manuscrit des Lettres péruviennes avant qu’elle le fît imprimer. — On verra que ce n’était pas la première fois qu’elle demandait ses conseils. — Mais ce qui pourra surprendre davantage est le grand nombre d’idées sur l’éducation, conformes à celles de Rousseau, que M. Turgot ne devait qu’à lui-même, et qui étaient devenues doctrine dans son esprit dix ans avant la publication d’Émile. — C’est encore une chose remarquable dans cet écrit, que la liaison des principes de l’homme d’État propre à gouverner un empire avec ceux de l’homme de lettres dissertant sur la composition d’un roman. Cela ne viendrait-il point de ce que les succès mérités et durables de l’un et de l’autre tiennent à la connaissance et au sentiment du vrai, du juste, du bon, du beau, de l’honnête ? (Note de Dupont de Nemours.)