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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/796

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qui peuvent d’avance leur donner un salaire et leur garantir une part dans les produits futurs. Leur subsistance alors est assurée, mais leur dépendance aussi. Il n’est pas injuste que celui quia inventé un travail productif, et qui a fourni à ses coopérateurs les aliments et les outils nécessaires pour exécuter, qui n’a fait avec eux pour cela que des contrats libres, se réserve la meilleure part, que pour prix de ses avances il ait moins de peine et plus de loisir. Ce loisir le met à portée de réfléchir davantage, d’augmenter encore ses lumières ; et ce qu’il peut économiser sur la part, équitablement meilleure, qu’il doit avoir dans les produits, accroît ses capitaux, son pouvoir de faire d’autres entreprises.

Ainsi l’inégalité naîtrait et s’augmenterait même chez les peuples les plus vertueux et les plus moraux. Elle peut avoir, elle a eu le plus souvent beaucoup d’autres causes ; et l’on y retomberait par tous les moyens qu’on voudrait employer pour en sortir. — Mais elle n’est point un mal ; elle est un bonheur pour les hommes, un bienfait de celui qui a pesé avec autant de bonté que de sagesse tous les éléments qui entrent dans la composition du cœur humain. — Où en serait la société si la chose n’était pas ainsi, et si chacun labourait son petit champ ? — Il faudrait que lui-même aussi bâtit sa maison, fît seul ses habits. Chacun serait réduit à lui seul et aux productions du petit terrain qui l’environnerait. De quoi vivrait l’habitant des terres qui ne produisent point de blé ? Qui est-ce qui transporterait les productions d’un pays à l’autre ? Le moindre paysan jouit d’une foule de commodités rassemblées souvent de climats forts éloignés. Je prends le plus mal équipé : mille mains, peut-être cent mille, ont travaillé pour lui. — La distribution des professions amène nécessairement l’inégalité des conditions. Sans elle, qui perfectionnera les arts utiles ? Qui secourra les infirmes ? Qui étendra les lumières de l’esprit ? Qui pourra donner aux hommes et aux nations cette éducation tant particulière que générale qui forme les mœurs ? Qui jugera paisiblement les querelles ? Qui donnera un frein à la férocité des uns> un appui à la faiblesse des autres ? — Liberté !… je le dis en soupirant, les hommes ne sont peut-être pas dignes de toi ! — Egalité ! ils te désireraient, mais ils ne peuvent t’atteindre !

Que Zilia pèse encore les avantages réciproques du sauvage et de l’homme policé. Préférer les sauvages est une déclamation ridicule. Qu’elle la réfute ; qu’elle montre que les vices que nous regardons comme amenés par la politesse sont l’apanage du cœur humain ; que celui qui n’a point d’or est aussi avare que celui qui en a, parce que partout les hommes ont le goût de la propriété, le droit de la conserver, l’avidité qui porte à en accumuler les produits.

Que Zilia ne soit point injuste ; qu’elle déploie en même temps les compensations, inégale, à la vérité, mais toujours réelles, qu’offrent les avantages des peuples barbares. Qu’elle montre que nos institutions trop arbitraires nous ont trop souvent fait oublier la nature ; que nous avons été dupes de notre propre ouvrage ; que le sauvage, qui ne sait pas consulter la nature, sait souvent la suivre. Qu’elle critique, surtout la marche de notre éducation ; qu’elle critique notre pédanterie, car c’est en cela que l’éducation consiste aujourd’hui. On nous apprend tout à rebours de la nature. — Voyez le Rudiment ; on commence par vouloir fourrer dans la tête des enfants une foule d’idées les plus abstraites. Eux que la nature tout entière appelle à elle par tous les objets, on les enchaîne dans une place ; on les occupe de