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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/797

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mots qui ne peuvent leur offrir aucun sens, puisque le sens des mots ne peut se présenter qu’avec les idées, et puisque ces idées ne nous sont venues que par degrés, en partant des objets sensibles. Mais encore on veut qu’ils les acquièrent sans avoir les secours que nous avons eus, nous que l’âge et l’expérience ont formés. On tient leur imagination captive ; on leur dérobe la vue des objets par laquelle la nature donne au sauvage les premières motions de toutes les choses, de toutes les sciences même, de l’astronomie, de la géométrie, des commencements de l’histoire naturelle. Un homme, après une très-longue éducation, ignore le cours des saisons, ne sait pas s’orienter, ne connaît ni les animaux, ni les plantes les plus communes. Nous n’avons point le coup d’œil de la nature. Il en est de même de la morale, les idées générales gâtent tout encore. On a grand soin de dire à un enfant qu’il faut être juste, tempérant, vertueux ; et a-t-il la moindre idée de la vertu ? Ne dites pas à votre fils : soyez vertueux, mais faites-lui trouver du plaisir à l’être ; développez dans son cœur le germe des sentiments que la nature y a mis. Il faut souvent plus de barrières contre l’éducation que contre la nature. Mettez-le dans les occasions d’être vrai, libéral, compatissant ; comptez sur le cœur de l’homme ; laissez ces semences précieuses de la vertu s’épanouir à l’air qui les environne ; ne les étouffez pas sous une foule de paillassons et de châssis de bois. Je ne suis point de ceux qui veulent rejeter les idées abstraites et générales : elles sont nécessaires ; mais je ne pense nullement qu’elles soient à leur place dans notre manière d’enseigner. Je veux qu’elles viennent aux enfants comme elles sont venues aux hommes, par degrés, et en s’élevant depuis les idées sensibles jusqu’à elles.

Un autre article de notre éducation, qui me paraît mauvais et ridicule, est notre sévérité à l’égard de ces pauvres enfants… Ils font Une sottise, nous les reprenons comme si elle était bien importante. Il y en a une multitude dont ils se corrigeront par l’âge seul, mais on n’examine point cela ; on veut que son fils soit bien élevé, et on l’accable de petites règles de civilité souvent frivoles, qui ne peuvent que le gêner, puisqu’il n’en sait pas les raisons. Je crois qu’il suffirait de l’empêcher d’être incommode aux personnes qu’il voit. Le reste viendra petit à petit. Inspirez-lui le désir de plaire, il en saura bientôt plus que tous les maîtres ne pourraient lui en apprendre. On veut encore qu’un enfant soit grave, on met sa sagesse à ne point courir, on craint à chaque instant qu’il ne tombe[1]. Qu’arrive-t-il ? on l’ennuie et on l’affaiblit. — Nous avons surtout oublié que c’est une partie de l’éducation de former le corps, et j’en sais bien la raison, elle tient à nos anciennes mœurs, à notre ancien gouvernement. Notre noblesse ignorante ne connaissait que le corps ; c’étaient les gens du peuple qui étudiaient ; c’était uniquement pour faire des prêtres et même des moines ; encore n’étaient-ce que des gens d’un certain âge et dont, par conséquent, les études pouvaient être conduites d’une manière plus grave. De là, on ne s’avisait d’apprendre que le latin ; ce fut alors toute l’éducation, parce que ce n’était pas des hommes que l’on voulait former, mais des prêtres, des gens capables de répondre aux examens que l’on exigeait d’eux. Encore aujourd’hui on étudie en philosophie, non pour être philosophe, mais pour passer maître ès arts.

  1. C’était l’éducation de ce temps-là. Bénissons Rousseau qui en a délivré la jeunesse ; mais admirons M. Turgot qui écrivait tout cela plusieurs années avant la publication d’Émile. (Note de Dupont de Nemours.)