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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/799

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des héroïnes à la Marmontel, ou, si vous voulez une comparaison plus digne de vous, à la Corneille. Encore, si elle ne donnait d’autres raisons que le trait qui reste dans son cœur, alors elle me laisserait délie une haute idée ; je respecterais ses douleurs. Mais faire de ce sentiment un principe et un devoir, c’est dire une chose fausse, et le faux n’intéresse point. Le sentiment touche, les principes d’ostentation n’éblouissent que les sots ; cette ostentation n’est que la coquetterie de la vertu. Qui peut donc vous obligera rendre Aza infidèle à Zilia ? Vous êtes la maîtresse de le faire son parent au degré qu’il vous plaira ; j’ose dire même que, par égard pour nos mœurs, vous devez nous épargner toute idée d’inceste dans l’amour de Zilia. N’y a-t-il pas tous les jours des dispenses de Rome pour épouser son cousin germain ? Aza n’évite donc pas le reproche d’infidélité, et, comme vous dites vous-même, les charmes de son Espagnole ont beaucoup d’influence sur ses scrupules : voilà précisément ce qui est odieux.

Je sais bien que vous avez voulu faire le procès aux hommes, en élevant la constance des femmes au-dessus de la leur ; cela me rappelle le lion de la fable, qui voyait un tableau où un homme terrassait un lion : « Si les lions savaient peindre, dit-il, les hommes n’auraient pas le dessus. »

Vous qui savez peindre, vous voulez donc les abaisser à leur tour ; mais, au fond, je ne vous conseillerais pas de gâter votre roman pour la gloire des femmes, elle n’en a pas besoin. D’ailleurs, il n’en sera ni plus ni moins, et la chose demeurera toujours à peu près égale pour les deux sexes ; dans l’un et dans l’autre, très-peu de personnes ont assez de ressources et dans l’esprit et dans le cœur pour résister aux dégoûts, aux petites discussions, aux tracasseries qui naissent si aisément entre les gens qui vivent toujours ensemble. — À l’égard des infidélités, je me persuade que les femmes en sont plus éloignées que les hommes par la pudeur que leur inspirent l’éducation et les mœurs publiques. J’aimerais qu’Aza ne fut que proche parent de Zilia. On peut, si vous êtes attachée à l’idée de donner à Zilia une supériorité sur lui, on peut le faire toujours amoureux de son Espagnole, et les charmes de Zilia en triompheraient. Cette infidélité, fondée sur le désespoir de revoir Zilia, ne serait point assez choquante pour rendre Aza odieux, et suffirait pour servir d’ombre à la constance de Zilia. Je voudrais donc qu’Aza épousât Zilia ; que Déterville restât leur ami, et trouvât dans sa vertu le dédommagement du sacrifice de son amour, en reconnaissant les droits d’Aza antérieurs aux siens. Si vous donnez lieu au développement de la tendresse d’Aza, ne justifierez-vous pas mieux le choix de Zilia ? Car c’est encore une chose que les lecteurs aiment beaucoup de s’intéresser immédiatement aux gens, et non pas seulement sur la parole d’autrui. Ne pourrait-on pas même mettre quelquefois dans la bouche d’Aza une partie de cette apologie des hommes policés dont nous avons parlé, et la tendresse inquiète de Zilia ne pourrait-elle pas en tirer un sujet de jalousie et de plaintes ? Le plus difficile serait de trouver moyen d’allonger le roman et de retarder le mariage d’Aza, afin de donner à tous deux le temps de s’écrire. Lui envoyer chercher ses dispenses à Rome, aurait peut-être l’air d’être fait exprès pour la commodité de l’auteur. On pourrait au moins y supposer du retard, ou bien supposer des affaires qui rappelleraient et retiendraient Aza en Espagne pour l’intérêt de ses compatriotes du Pérou ; ou des obstacles aux dispenses de la part de l’Espagne, soit par la crainte du crédit de Zilia sur le cœur d’un amant qui est, comme elle, de la famille des Incas, soit par d’autres raisons de politique.