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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/800

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Les dispenses même pourraient être fort difficiles à obtenir à cause de la différence de religion. Tout cela pourrait donner à Aza le temps de converser avec Zilia, et le mettre dans l’obligation d’aller lui-même chercher ses dispenses à Rome. Ne peut-on pas imaginer des oppositions de l’Espagnole qui aimerait Aza, et qui agirait auprès du pape ? Toutes ces difficultés ne seraient-elles point pour des Américains un sujet de réflexions sur ce qui est, en soi et devant Dieu, innocence ou crime, et sur ce que des dispenses y peuvent changer ?

Il n’est pas nécessaire de dire qu’il faudrait beaucoup d’art pour conserver parmi tant d’observations et de tableaux toute la chaleur de l’intérêt ; je ne le crois cependant pas impossible à l’auteur de Cénie. Il y a même bien des réflexions utiles sur nos mœurs que Zilia pourrait lier à l’intérêt de sa tendresse. Ne pourrait-elle point, par exemple, se peindre à elle-même le bonheur dont elle jouirait avec Aza, et cela n’amènerait-il pas des réflexions sur le mariage ? — Il y a longtemps que je pense que notre nation a besoin qu’on lui prêche le mariage et le bon mariage. Nous faisons les nôtres avec bassesse, par des vues d’ambition ou d’intérêt ; et comme par cette raison il y en a beaucoup de malheureux, nous voyons s’établir de jour en jour une façon dépenser bien funeste aux États, aux mœurs, à la durée des familles, au bonheur et aux vertus domestiques. On craint les liens du mariage, on craint les soins et la dépense des enfants. Il y a bien des causes de cette façon de penser, et ce n’est point ici le lieu de les détailler. Mais il serait utile à l’État et aux mœurs qu’on s’attachât à réformer là-dessus les opinions, moins par raisonnement que par sentiment, et assurément on ne manquerait point de choses à dire : c’est la nature qui amène le mariage, c’est elle qui ajoute à l’attrait du plaisir l’attrait plus sensible encore de l’amour, parce que, l’homme ayant longtemps besoin de secours, il fallait que le père et la mère fussent unis par un lien durable pour veiller à l’éducation de leurs enfants. C’est cette même nature qui, par la sage providence du souverain Être, donne aux animaux une tendresse maternelle qui dure précisément jusqu’au temps où cessera le besoin des petits. C’est elle qui rend leurs caresses si agréables à leurs parents. Zilia pourrait, sans doute, s’étendre sur le bonheur qu’elle se promet avec Aza ; elle pourrait avoir vu Céline jouant avec ses jeunes enfants, envier la douceur de ces plaisirs si peu goûtés par les gens du monde ; elle pourrait, et ce serait encore un article relatif à la comparaison de l’homme policé et de l’homme sauvage, reprendre ce vice de nos mœurs. On rougit de ses enfants, on les regarde comme un embarras, on les éloigne de soi, on les envoie dans quelque collège ou au couvent pour en entendre parler le moins qu’on peut. C’est une réflexion vraie que les liens de la société naturelle des familles ont perdu de leur force à mesure que la société générale s’est étendue : la société a gêné la nature, on a ôté à sa famille pour donner au public. Ce n’est pas que cette société générale ne soit précieuse à bien des égards, et qu’elle ne puisse même un jour détruire les préjugés qu’elle a établis : cela est tout simple ; le premier effet de la société est de rendre les particuliers esclaves du public ; le second est d’enhardir toutle monde à juger par soi-même ; on se tâte ; les plus courageux se hasardent à dire tout haut ce que d’autres pensent tout bas ; et à la longue la voix du public devient la voix de la nature et de la vérité, parce qu’à la longue elle devient le jugement du plus grand nombre. Mais d’abord chacun déguise son avis par la crainte que les uns ont des autres.