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Page:Une Vie bien remplie (A. Corsin,1913).djvu/44

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UNE VIE BIEN REMPLIE

la propriété appartient en grande partie à quelques riches ; une veuve âgée en possédait une grande partie à elle seule ; malgré son grand âge, elle dirigeait la ferme du pays, où travaillaient huit ou dix personnes, hommes et femmes, qui étaient plus mal nourris que des bêtes.

Le jour de l’an, je fus invité à goûter dans cette ferme ; on servit sur la table quelques grosses pommes de terre sorties d’une pleine chaudière et destinées aux cochons ; on mit à même la table une poignée de gros sel gris, du pain, du fromage et des noix ; mais je ne pus manger le pain, qui était fait avec des farines de seigle et de sarrasin, tant c’était amer et couleur de terre ; le vin blanc, que les gens buvaient, était récolté dans les terrains froids des bords de la Loire, où les raisins ne mûrissent pas ; les vignes donnent un vin aigre qui n’est buvable que pour ces gens, qui y sont habitués.

Les jeunes gens de ce pays n’étaient pas du tout fraternels ; nous étions une quinzaine d’ouvriers étrangers à la commune ; ils ne voulaient pas que nous dansions avec les filles du pays ; pour éviter les querelles et batailles, nous allions au village le plus proche ; là, quel contraste ; les garçons et les filles venaient en groupe au devant de nous le dimanche ; nous nous asseyions à une grande table, où des jeunes et des vieux du pays venaient s’asseoir également ; alors on chantait jusqu’à la fermeture ; quand le garde champêtre venait à 10 heures, les filles le cajolaient : encore une danse, monsieur Labri ; il se laissait faire, et cette dernière danse n’en finissait jamais ; l’on en avait bien pour son sou.

Enfin, la soirée finie, on s’en allait heureux, en chantant, reconduit un bout de chemin par les jeunes gens ; on avait passé un bon dimanche, bu du vin sucré et bien dansé ; tout cela pour quelques sous.

Mes patrons étaient de braves gens qui m’aimaient ; je travaillais ferme ; j’étais bien nourri. Un petit fait que je me rappelle avec plaisir : un jour de décembre, par un temps superbe, nous voilà partis dans la forêt pour couper des manches de fouets en bois de houx ; la patronne mit dans une serviette un bon morceau de pain, des pommes et des noix ; le patron ne voulut pas porter cela ; je pris le paquet ;