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Page:Verne - Les Naufragés du Jonathan, Hetzel, 1909.djvu/144

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tels êtres sèmeraient, en effet, la désolation et la mort autour d’eux, sans la loi qui leur crie : halte-là !

Un drame de ce genre, drame poignant à coup sûr, puisque la faim, ce besoin primordial de tout organisme vivant, en était le ressort, se jouait précisément alors dans la maison occupée par Patterson en compagnie de Long et de Blaker, ce pauvre diable que la nature ironique avait doué de l’insatiable appétit catalogué en pathologie sous le nom de boulimie.

Ainsi que tout le monde, Blaker, au moment de la distribution, avait reçu sa part de vivres, mais, en raison de sa voracité maladive, cette part, prévue pour quatre mois, avait été épuisée en moins de deux. Depuis, comme par le passé, plus encore même que par le passé, il connaissait les tortures de la faim.

Sans doute, s’il eût été d’un naturel moins timide, il aurait aisément trouvé un remède à ses souffrances. Il aurait suffi d’un mot à Hartlepool ou au Kaw-djer pour qu’un supplément de nourriture lui fût distribué. Mais Blaker, peu avantagé au point de vue intellectuel, était bien loin de songer à une démarche si audacieuse. Placé, dès sa naissance, tout au bas de l’échelle sociale, son malheur avait depuis longtemps cessé de l’étonner, et il ne connaissait plus que cette passivité résignée qui est l’ultime ressource des misérables. Peu à peu, il avait pris l’habitude d’obéir comme un fétu impalpable à des forces irrésistibles dont il n’essayait même pas d’imaginer la nature, et c’est pourquoi il n’aurait jamais conçu le fol espoir de modifier d’une manière quelconque la distribution des vivres qu’il supposait avoir été ordonnée par une de ces forces supérieures.

Plutôt que de se plaindre, il fût mort d’inanition, si Patterson n’était venu à son secours.

L’Irlandais n’avait pas été sans remarquer avec quelle rapidité son compagnon consommait les aliments mis à sa disposition, et cette observation lui avait aussitôt fait entrevoir la possibilité d’une opération avantageuse. Tandis que Blaker dévorait, Patterson se rationna, au contraire. Poussant aux dernières limites ses instincts de sordide avarice, il se nourrit à peine, se priva du nécessaire, allant jusqu’à ramasser sans vergogne les restes dédaignés par les autres.

Le jour vint où Blaker n’eut plus rien à manger. C’était le moment qu’attendait Patterson. Sous couleur de lui rendre service,