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Page:Verne - Les Naufragés du Jonathan, Hetzel, 1909.djvu/145

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il proposa à son compagnon de lui rétrocéder à prix débattu une partie de ses provisions. Marché accepté d’enthousiasme, et aussitôt exécuté que conclu ; marché qui se répéta à l’infini, tant que l’acheteur eut de l’argent, le vendeur prétextant de la rareté croissante des vivres pour augmenter graduellement ses prix. Par exemple, les poches de Blaker vidées, Patterson changea de ton. Il ferma incontinent boutique, sans accorder la plus légère attention aux regards éperdus du malheureux qu’il condamnait ainsi à mourir de faim.

Considérant son malheur comme un nouvel effet de la force des choses, celui-ci ne se plaignit pas plus qu’auparavant. Écroulé dans un coin, comprimant à deux mains son estomac torturé, il laissa passer les heures, immobile, ne trahissant ses sensations cruelles que par les tressaillements de son visage. Patterson le considérait d’un œil sec. Qu’importait que souffrît, qu’importait que mourût un homme qui ne possédait plus rien ? La douleur eut enfin raison de la résignation du patient. Après quarante-huit heures de supplice, il sortit en chancelant, erra dans le campement, disparut…

Un soir, le Kaw-djer, en regagnant son ajoupa, heurta du pied un corps étendu. Il se pencha et secoua le dormeur qui ne répondit que par un gémissement. Le dormeur était un malade. Après l’avoir ranimé avec quelques gouttes d’un cordial, le Kaw-djer l’interrogea :

« Qu’avez-vous ? demanda-t-il.

— J’ai faim », répondit Blaker d’une voix faible.

Le Kaw-djer fut abasourdi.

« Faim !… répéta-t-il. N’avez-vous pas reçu votre part de vivres comme tout le monde ? »

Blaker, alors, en phrases hachées, lui raconta brièvement sa triste histoire. Il lui dit sa maladie et le besoin morbide de manger qui en était la conséquence, comment, ses provisions épuisées, il avait vécu en achetant celles de Patterson, comment et pourquoi enfin celui-ci l’avait laissé, depuis trois jours, agoniser.

Le Kaw-djer écoutait avec stupéfaction cet incroyable récit. Il s’était donc trouvé un homme pour avoir le courage de se livrer à cet affreux négoce, un homme qui, en dépit de tous les drames et de tous les cataclysmes, avait conservé intacte une si