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Page:Verne - Les Naufragés du Jonathan, Hetzel, 1909.djvu/146

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effroyable avidité ! Marchand voleur qui avait menti afin de pouvoir céder contre espèces ce que d’autres que lui eussent donné, marchand éhonté qui avait impitoyablement vendu la vie à son semblable !

Le Kaw-djer garda ses réflexions pour lui. Quelle que fût l’infamie du coupable, mieux valait la laisser impunie, plutôt que de créer, en la dévoilant, une cause supplémentaire de discorde. Il se contenta de faire délivrer de nouvelles provisions à Blaker, en l’assurant qu’on lui en donnerait à l’avenir autant qu’il serait nécessaire.

Mais le nom de Patterson resta gravé dans sa mémoire, et l’individu qui le portait demeura pour lui le prototype de ce que l’âme humaine peut contenir de plus abject. Aussi ne fut-il pas surpris quand, trois jours plus tard, Halg prononça ce même nom à propos d’une autre histoire presque aussi répugnante que la première.

Le jeune homme revenait de sa visite quotidienne à Graziella. Dès qu’il aperçut le Kaw-djer, il courut à sa rencontre.

« Je sais, lui dit-il d’une haleine, qui fournit l’alcool à Ceroni.

— Enfin !… dit le Kaw-djer avec satisfaction. Qui est-ce ?

— Patterson.

— Patterson !…

— Lui-même, affirma Halg. Tout à l’heure, je l’ai vu lui remettre du rhum. Je m’explique maintenant pourquoi ils sont si bons amis, tous les deux.

— Tu es sûr de ne pas te tromper ? insista le Kaw-djer.

— Absolument. Le plus curieux, c’est que Patterson ne donne pas sa marchandise. Il la vend, et même assez cher. J’ai entendu leur discussion. Ceroni se plaignait. Il disait que toutes ses économies étaient passées dans la poche de Patterson et qu’il n’avait plus rien. L’autre ne répondait pas, mais il paraissait peu disposé à continuer, du moment que c’était gratuitement. »

Halg s’arrêta un instant, puis s’écria avec colère :

— Si Ceroni n’a plus d’argent, il est capable de tout. Que vont devenir sa femme et sa fille ?

— On avisera, répondit le Kaw-djer. Et, après une pause :

— Puisque nous avons entamé ce sujet, dit-il d’un ton d’affectueux reproche, épuisons-le. Si je n’ai jamais voulu t’en parler,