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Page:Verne - Les Naufragés du Jonathan, Hetzel, 1909.djvu/296

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Il y a trois jours, ajouta-t-il avec indignation, il m’a annoncé que ma journée serait réduite de dix cents

— Comme ça ?… Sans donner de raisons ?…

— Si. Il prétend que je ne travaille pas assez… J’en fais toujours autant que lui, qui se promène du matin au soir les mains dans les poches… Dix cents de rabais sur une journée d’un demi-dollar !… S’il compte sur moi pour les travaux du port, il peut attendre !…

— Tu crèveras de faim, répliqua Dorick d’un ton glacial.

— Misère !… jura Sirdey en serrant les poings.

— Avec moi, dit William Moore, c’est il y a quinze jours qu’il a fait ses embarras. Il a trouvé que je rouspétais trop fort contre John Rame, son garde-magasin. Paraît que je dérangeais Monsieur… Si vous aviez vu ça !… Un empereur !… Faut payer leur camelote et dire encore merci !

— Moi, dit à son tour Fred Moore, c’était la semaine dernière… sous prétexte que je me battais avec un collègue… On n’a donc plus le droit maintenant de se battre de bonne amitié ?… Non, mais, ce que ses flics m’ont empoigné !… Un peu plus ils me faisaient coucher au poste !…

— On est des domestiques, quoi ! conclut Sirdey.

— Des esclaves, gronda William Moore.

Ce sujet, ils le traitaient pour la centième fois ce soir-là. C’était le thème presque exclusif de leurs conversations quotidiennes.

En édictant, puis en imposant la loi du travail, le Kaw-djer avait nécessairement lésé un certain nombre d’intérêts particuliers, ceux notamment des paresseux qui eussent préféré vivre aux frais d’autrui. De là, grandes colères.

Autour de Dorick gravitaient tous les mécontents. Sa bande et lui-même avaient inutilement essayé de continuer les errements passés. Les anciennes victimes, jadis si dociles, avaient pris conscience de leurs droits en même temps que de leurs devoirs, et la certitude d’être au besoin soutenus avait donné des griffes à ces agneaux. Les exploiteurs en avaient donc été pour leurs tentatives d’intimidation et s’étaient vu contraints de gagner, comme les autres, leur vie par le travail.

Aussi étaient-ils furieux et se répandaient-ils en récriminations, par lesquelles se soulageait et s’entretenait à la fois leur exaspération grandissante.