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Page:Verne - Les Naufragés du Jonathan, Hetzel, 1909.djvu/462

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taient du ruisseau et de ces repaires où se terrent entre deux crimes les bandits des grandes villes, quelques-uns étaient nés dans de plus hautes sphères sociales.

Plusieurs, même, portaient des noms connus et avaient possédé une fortune considérable, avant de rouler dans l’abîme, ruinés, déshonorés, avilis par la débauche et par l’alcool.

Certains de ces derniers, on ne sut jamais lesquels, reconnurent le Kaw-djer, comme l’avait autrefois reconnu le commandant du Ribarto, mais avec plus d’assurance que le capitaine chilien qui s’en référait uniquement à une photographie déjà ancienne. Eux, au contraire, ils avaient vu le Kaw-djer en chair et en os au cours de leurs pérégrinations à travers le monde, et, quelle que fût la longueur du temps écoulé, ils ne pouvaient s’y tromper, car celui-ci occupait alors une situation trop en évidence pour que ses traits ne se fussent pas gravés dans leur mémoire. Son nom courut aussitôt de bouche en bouche.

C’était un illustre nom qu’on lui attribuait, et disons-le tout de suite, on le lui attribuait justement.

Descendant de la famille régnante d’un puissant empire du Nord, voué par sa naissance à commander en maître, le Kaw-djer avait grandi sur les marches d’un trône. Mais le sort, qui se complaît parfois à ces ironies, avait donné à ce fils des Césars l’âme d’un Saint-Vincent de Paul anarchiste. Dès qu’il eut l’âge d’homme, sa situation privilégiée fut pour lui une source, non de bonheur, mais de souffrance. Les misères dont il était entouré l’obscurcirent à ses yeux. Ces misères, il s’efforça d’abord de les soulager. Il dut reconnaître bientôt qu’une telle entreprise excédait son pouvoir. Ni sa fortune, bien qu’elle fût immense, ni la durée de sa vie n’eussent suffi à atténuer seulement la cent-millionième partie du malheur humain. Pour s’étourdir, pour endormir la douleur que lui causait le sentiment de son impuissance, il se jeta dans la Science, comme d’autres se seraient jetés dans le plaisir. Mais, devenu médecin, ingénieur, sociologue de haute valeur, son savoir ne lui donna pas davantage le moyen d’assurer à tous l’égalité dans le bonheur. De déception en déception, il perdit peu à peu son clair jugement. Prenant l’effet pour la cause, au lieu de considérer les hommes comme des victimes luttant en aveugles à travers les siècles contre la matière impitoyable, et faisant, après tout, de leur mieux, il en vint à rendre responsables