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Page:Verne - Les Naufragés du Jonathan, Hetzel, 1909.djvu/463

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de leur malheur les diverses formes d’association auxquelles les collectivités se sont résignées, faute d’en connaître de meilleures. La haine profonde qu’il en conçut contre toutes ces institutions, toutes ces organisations sociales qui, d’après lui, créaient la pérennité du mal, lui rendit impossible de continuer à subir leurs lois détestées.

Pour s’en affranchir, il ne vit pas d’autre moyen que de se retrancher volontairement des vivants. Sans prévenir personne, il était donc parti un beau jour, abandonnant son rang et ses biens, et il avait parcouru le monde jusqu’au moment où s’était rencontrée une région, la seule peut-être, où régnât une indépendance absolue. C’est ainsi qu’il avait échoué en Magellanie, où, depuis six ans, il prodiguait sans mesure aux plus déshérités des humains, lorsque l’accord chilo-argentin, puis le naufrage du Jonathan étaient venus troubler son existence.

Ces disparitions princières, causées par des motifs, sinon identiques, du moins analogues à ceux qui avaient déterminé le Kaw-djer, ne sont pas absolument rares. Tout le monde a dans la mémoire le nom de plusieurs de ces princes, d’autant plus célèbres — tant leur renoncement a semblé prodigieux ! — qu’ils ont avec plus de passion cherché à s’effacer. Il en est qui ont embrassé une profession active et l’ont exercée comme le commun des mortels. D’autres se sont confinés dans l’obscurité d’une vie bourgeoise. Un autre de ces grands seigneurs revenus des vanités d’ici-bas s’est consacré à la Science et a produit de nombreux et magnifiques ouvrages qui sont universellement admirés. Du Kaw-djer, qui avait fait de l’altruisme le pôle et la raison d’être de sa vie, la part n’était pas assurément la moins belle.

Une seule fois, au moment où il avait pris le gouvernement de la colonie, il avait consenti à se souvenir de sa grandeur passée. Il connaissait assez l’esprit des lois humaines pour savoir quelles conséquences avait eues son départ. Si elles s’occupent assez peu des personnes, ces lois sont fort attentives à la conservation des biens qu’elles protègent avec sollicitude. C’est pourquoi, alors même qu’on l’aurait profondément oublié, il n’y avait pas lieu de douter que sa fortune n’eût été scrupuleusement respectée. Une partie de cette fortune pouvant être alors d’un puissant secours, il avait passé outre à ses répugnances en dévoilant sa véritable personnalité à Harry Rhodes, et celui-ci, muni de ses