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SUR L’INSERTION DE LA PETITE VÉROLE.

sadrice française avait rapporté ce secret de Constantinople à Paris, elle aurait rendu un service éternel à la nation ; le duc de Villequier, père du duc d’Aumont d’aujourd’hui, l’homme de France le mieux constitué et le plus sain, ne serait pas mort à la fleur de son âge ; le prince de Soubise, qui avait la santé la plus brillante, n’aurait pas été emporté à l’âge de vingt-cinq ans ; Monseigneur, grand-père de Louis XV, n’aurait pas été enterré dans sa cinquantième année ; vingt-mille personnes mortes à Paris de la petite vérole en 1723 vivraient encore. Quoi donc ! est-ce que les Français n’aiment point la vie ? est-ce que leurs femmes ne se soucient point de leur beauté ? En vérité, nous sommes d’étranges gens ! Peut-être dans dix ans prendra-t-on cette méthode anglaise, si les curés et les médecins le permettent ; ou bien les Français, dans trois mois, se serviront de l’inoculation par fantaisie, si les Anglais s’en dégoûtent par inconstance.

J’apprends que depuis cent ans les Chinois sont dans cet usage ; c’est un grand préjugé que l’exemple d’une nation qui passe pour être la plus sage et la mieux policée de l’univers. Il est vrai que les Chinois s’y prennent d’une façon différente : ils ne font point d’incision, ils font prendre la petite vérole par le nez comme du tabac en poudre : cette façon est plus agréable, mais elle revient au même, et sert également à confirmer que, si on avait pratiqué l’inoculation en France, on aurait sauvé la vie à des milliers d’hommes[1].

Il y a quelques années qu’un missionnaire jésuite, ayant lu cet article, et se trouvant dans un canton de l’Amérique où la petite vérole exerçait des ravages affreux, s’avisa de faire inoculer tous les petits sauvages qu’il baptisait : ils lui durent ainsi la vie présente et la vie éternelle. Quels dons pour des sauvages[2] !

Un évêque de Worcester a depuis peu prêché à Londres l’inoculation : il a démontré en citoyen combien cette pratique avait conservé de sujets à l’État ; il l’a recommandée en pasteur charitable. On prêcherait à Paris contre cette invention salutaire, comme on a écrit vingt ans contre les expériences de Newton : tout prouve que les Anglais sont plus philosophes et plus hardis que nous. Il faut bien du temps pour qu’une certaine raison et un certain courage d’esprit franchissent le pas de Calais.

Il ne faut pourtant pas s’imaginer que depuis Douvres

  1. Fin de l’article en 1734, 1739, 1742, 1748, 1751 ; le reste fut, comme on le verra, ajouté en 1752 et 1756. (B.)
  2. Fin de l’article en 1752. Le reste a été ajouté en 1756. (B.)