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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome22.djvu/134

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LETTRE XII.


jusqu’aux îles Orcades on ne trouve que des philosophes ; l’espèce contraire compose toujours le grand nombre : l’inoculation fut d’abord combattue à Londres ; et, longtemps avant que l’évêque de Worcester annonçât cet évangile en chaire, un curé s’était avisé de prêcher contre : il dit que Job avait été inoculé par le diable. Ce prédicateur était fait pour être capucin, il n’était guère digne d’être né en Angleterre. Le préjugé monta donc en chaire le premier, et la raison n’y monta qu’ensuite : c’est la marche ordinaire de l’esprit humain[1].



LETTRE XII[2].
Sur le chancelier Bacon.

Il n’y a pas longtemps que l’on agitait dans une compagnie célèbre cette question usée et frivole, quel était le plus grand homme, de César, d’Alexandre, de Tamerlan, ou de Cromwell. Quelqu’un répondit que c’était sans contredit Isaac Newton. Cet homme avait raison : car, si la vraie grandeur consiste à avoir reçu du ciel un puissant génie, et à s’en être servi pour s’éclairer soi-même et les autres, un homme comme M. Newton, tel qu’il s’en trouve à peine en dix siècles, est véritablement le grand homme ; et ces politiques et ces conquérants dont aucun siècle n’a manqué ne sont d’ordinaire que d’illustres méchants. C’est à celui qui domine sur les esprits par la force de la vérité, non à ceux qui font des esclaves par violence[3] c’est à celui qui connaît

  1. Depuis le temps où cet article a été écrit, on a disputé beaucoup en France sur l’inoculation. Voici quels sont à peu près les points de la question, qu’on peut regarder comme bien éclaircis : 1o La petite vérole naturelle attaque l’homme à tous les âges, et il est très-rare d’y échapper dans une longue carrière. 2o La petite vérole naturelle est beaucoup plus dangereuse que l’inoculation ; et les progrès que la médecine a faits en cinquante ans dans l’art d’inoculer sans danger sont plus certains et plus grands, à proportion, que ceux qu’elle a pu faire dans l’art de traiter la petite vérole naturelle. 3o Il est très-rare, pour le moins, d’avoir deux fois la petite vérole naturelle ; il est aussi rare de l’avoir après l’inoculation, lorsque l’inoculation a véritablement fait contracter la maladie. 4o L’établissement général de l’inoculation serait très-avantageux à une nation ; il conserverait des hommes, et en préserverait d’autres des infirmités qui sont trop souvent la suite de la petite vérole naturelle. 5o L’inoculation est en général avantageuse à chaque particulier ; mais, comme celui qui se fait inoculer s’expose à un danger certain et prochain pour se soustraire à un danger incertain et éloigné, chacun doit se déterminer d’après son courage et les circonstances où il se trouve. (K.)
  2. Dans le Dictionnaire philosophique de l’édition de Kehl, cette lettre formait la seconde section de l’article Bacon.
  3. 1734. « Par la violence. »