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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome36.djvu/139

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mais ces matériaux ne me suffisaient pas. J’attendis qu’on voulût bien me communiquer l’histoire complète, écrite en suédois par M. Nordberg, ci-devant chapelain du roi de Suède, histoire qui sera vraisemblablement la plus fidèle que nous ayons en ce genre. M. de Warmholtz[1], jeune Suédois plein de mérite, qui sait fort bien notre langue, vient de traduire le livre de M. Nordberg. On l’imprime actuellement à la Haye, en quatre tomes, et le premier doit paraître incessamment[2]. J’attendrai que tout le livre soit public, pour faire enfin, de tant de matériaux, un édifice qui puisse être un peu durable.

Je ne doute pas que M. de Nordberg ne contredise souvent les mémoires que j’ai entre les mains ; j’ai d’autant plus lieu de le croire que ces mémoires même différent entre eux autant que les esprits de ceux qui me les ont communiqués, et sans doute le chapelain de Charles XII aura vu les choses d’un autre œil que les ministres du czar.

Je crois qu’il faut désespérer de savoir jamais tous les détails au juste. Les juges qui interrogent des témoins ne connaissent jamais toutes les circonstances d’une affaire ; à plus forte raison un historien, quel qu’il soit, les ignore-t-il : c’est bien assez qu’on puisse constater les grands événements, et se former une connaissance générale des mœurs des hommes. Voilà ce qu’il y a de plus important, et heureusement c’est ce qu’on peut le plus aisément connaître ; pourvu que les grandes figures du tableau soient dessinées avec vérité, et fortement prononcées, il importe peu que les autres soient vues tout entières. Les règles de la perspective ne le permettent pas ; la perspective de l’histoire ne souffre guère non plus que nous connaissions les petits détails.

Je n’en veux pour preuve que ces différentes raisons que chacun donne au sujet de cette abstinence de vin que le roi de Suède s’imposa dès la première jeunesse. Un ambassadeur de France auprès de lui m’a assuré que cette austérité n’était dans le roi qu’une vertu de plus, et qu’il avait renoncé au vin comme à l’amour, sans avoir jamais été surpris ni par l’un ni par l’autre, seulement pour n’être pas à portée d’en être subjugué, et pour donner en tout de nouveaux exemples. Le seigneur polonais[3] dont on a imprimé les Remarques dit, au contraire, que Charles XII se priva de vin pour se punir toute sa vie d’un excès. L’un et l’autre de ces motifs est glorieux, et peut-être le dernier

  1. Luchet avait écrit Valmod.
  2. Voyez, tome XXXV, la note 1 de la page 510.
  3. Le comte de Poniatowski.