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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome36.djvu/204

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a-t-il plusieurs qui se laissent emporter aux mêmes choses que le peuple. Il n’est pas sans exemple qu’avec de l’esprit on aime les fictions sans vraisemblance et les choses hors de la nature. D’autres ont assez de modestie pour déférer au moins dans le public à l’autorité du grand nombre et d’un siècle très-respectable ; mais il y en a aussi que leur génie dispense de ces égards. J’ose dire, monsieur, que ces derniers ne se doivent qu’à la vérité : c’est à eux d’arrêter le progrès des erreurs. J’ai assez de connaissance, monsieur, de vos ouvrages, pour connaître vos déférences, vos ménagements pour les noms consacrés par la voix publique ; mais voulez-vous, monsieur, faire comme Despréaux, qui a loué toute sa vie Voiture, et qui est mort sans avoir la force de se rétracter[1] ? J’ose croire que le public ne mérite pas ce respect. Je vois que l’on parle partout d’un poëte sans enthousiasme[2], sans élévation, sans sublime ; d’un homme qui fait des odes par article, comme il disait lui-même de M. de Lamotte, et qui, n’ayant point de talents que celui de fondre avec quelque force dans ses poésies des images empruntées de divers auteurs, découvre partout, ce me semble, son peu d’invention. Si j’osais vous dire, monsieur, à côté de qui le public place un écrivain si médiocre, à qui même il se fait honneur de le préférer quelquefois ! mais il ne faut pas que cette injustice vous surprenne ni vous choque. De mille personnes qui lisent, il n’y en a peut-être pas une qui ne préfère en secret l’esprit de M. de Fontenelle au sublime de M. de Meaux, et l’imagination des Lettres Persanes à la perfection des Lettres Provinciales, où l’on est étonné de voir ce que l’art a de plus profond, avec toute la véhémence et toute la naïveté de la nature. C’est que les choses ne font impression sur les hommes que selon la proportion qu’elles ont avec leur génie. Ainsi le vrai, le faux, le sublime, le bas, etc., tout glisse sur bien des esprits et ne peut aller jusqu’à eux : c’est par[3] la même raison qui fait que les choses trop petites par rapport à notre vue lui échappent, et que les trop grandes l’offusquent. D’où vient que tant de gens encore préfèrent à la profondeur méthodique de M. Locke la mémoire féconde et décousue de M. Bayle, qui, n’ayant pas peut-être l’esprit assez vaste pour former le plan d’un ouvrage régulier, entasse dans ses réflexions sur la comète tant d’idées philosophiques qui n’ont pas un rapport plus nécessaire entre elles que les fades histoires de Mme de Villedieu[4]. D’où vient cela ? Toujours du même fonds.

  1. Inexact
  2. J.-B. Rousseau.
  3. C’est par, etc. Tel est le texte des différentes éditions, tel est celui du manuscrit. Il semble que, dans cette phrase, par est de trop ; elle devient très-claire en supprimant par, ou qui fait, ou enfin et. (Édit. de Vauvenargues.)
  4. Marie-Catherine Desjardins, plus connue sous le nom de Mme de Villedieu, naquit à Saint-Remi-du-Plain, près de Fougères, en 1631 ; ses œuvres ont été recueillies en 1702, 10 vol. in-12, et 1721, 12 vol. in-12. On y trouve un grand nombre de romans. Tout y est peint avec vivacité, mais le pinceau n’est pas toujours assez correct, ni assez discret. Elle emploie quelquefois des couleurs trop romanesques, et dans ses Mémoires du sérail il y a trop d’événements tragiques et invraisemblables. On a d’elle deux tragédies, Manlius Torquatus et Nitetis, jouées en 1662 et en 1663. Elle mourut, en 1683, à Clinchemare, petit village du Maine.