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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome36.djvu/205

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C’est que cette demi-profondeur de M. Bayle est plus proportionnée aux hommes.

Que si l’on se trompe ainsi sur des choses de jugement, combien à plus forte raison sur des matières de goût, où il faut sentir, ce me semble, sans aucune gradation le sentiment dépendant moins des choses que la vitesse avec laquelle l’esprit les pénètre.

Je parlerais encore là-dessus longtemps si je pouvais oublier à qui je parle. Pardonnez, monsieur, à mon âge et au métier que je fais, le ridicule de tant de décisions aussi mal exprimées que présomptueuses. J’ai souhaité toute ma vie avec passion d’avoir l’honneur de vous voir, et je suis charmé d’avoir dans cette lettre une occasion de vous assurer du moins de l’inclination naturelle et de l’admiration naïve avec laquelle, monsieur, je suis du fond de mon cœur votre très-humble et très-obéissant serviteur,

Vauvenargues.

Mon adresse est à Nancy, capitaine au régiment d’infanterie du roi.


1571. DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 6 avril.

Mon cher Voltaire, vous me comblez de biens, pendant que je garde sur vous un morne silence ; je reçois les fruits précieux de votre amitié, de vos veilles, et de votre étude, lorsque je cours encore de province en province, sans pouvoir fixer mon étoile errante, et reprendre mes anciens errements.

Me voilà enfin de retour de Breslau, après avoir politiqué, financé, et martialisé de reste. Je compte de goûter à présent quelque repos, et de recommencer mon commerce avec les Muses. Je vous enverrai bientôt l’avant-propos de mes Mémoires. Je ne puis vous envoyer tout l’ouvrage, car il ne peut paraître qu’après ma mort et celle de mes contemporains, et cela parce qu’il est écrit en toute verité, et que je ne me suis eloigné en quoi que ce soit de la fidélité qu’un historien doit mettre dans ses récits. Votre Histoire de l’esprit humain[1] est admirable ; mais qu’elle est humiliante pour notre espèce et pour la Providence même ! si pourtant elle fait choix de ceux qui doivent gouverner le monde et servir de ressort aux changements qui arrivent sur la terre.

Je suis bien fâché d’apprendre que la grippe vous ait si fort abattu. Je me flatte que l’esprit soutiendra le corps, comme l’huile fait durer la flamme dans la lampe.

D’Argens a fait représenter sa comédie[2], qui nous a fait bâiller tous. Il voulait la donner au théâtre de Paris ; mais je l’en ai dissuadé, car il aurait été sifflé à coup sûr. Vous êtes unique ; vous avez fait une tragédie à dix-neuf ans, et un poème épique à vingt ; mais tout le monde n’est pas Voltaire.

  1. L’Essai sur les Mœurs.
  2. L’Embarras de la cour.