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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome36.djvu/272

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où je ne reverrai ni l’opéra[1] ni la copie de Titus. Votre Majesté, et la reine mère, et Mme la princesse Ulrique, ne se remplacent point. Je n’ai pas encore l’armée de trois cent mille hommes avec laquelle je devais enlever la princesse ; mais, en récompense, le roi de France en a davantage. On compte actuellement trois cent vingt-cinq mille hommes, y compris les invalides ce sont trois cent mille chiens de chasse qu’on a peine à retenir : ils jappent, ils crient, ils se débattent, et cassent leurs laisses pour courir sus aux Anglais, et à leurs pesants serviteurs les Hollandais. Toute la nation, en vérité, montre une ardeur incroyable. Heureusement encore votre ami[2] de Strasbourg ne fera plus semblant de commander les armées ; et l’empereur, appuyé de Votre Majesté et de la France, pourra bientôt[3] donner des opéras à Munich.

Comme j’ai osé faire force questions à Votre Majesté, je lui ferai un petit conte ; mais c’est en cas qu’elle ne le sache pas déjà. Il y a quelques mois que Mme Adélaïde[4], troisième fille du roi mon maître, ayant treize louis d’or dans sa poche, se releva pendant la nuit, s’habilla toute seule, et sortit de sa chambre. Sa gouvernante s’éveilla, lui demanda où elle allait. Elle lui avoua ingénument qu’elle avait ordonné à un palefrenier de lui tenir deux chevaux prêts pour aller commander l’armée et secourir l’empereur ; mais, si elle apprend que Votre Majesté s’en mêle, elle dormira tranquillement désormais.

Au moment où j’ai l’honneur d’écrire à Votre Majesté, nos troupes sont en marche pour aller prendre le Vieux-Brisach. À l’égard des troupes de comédiens, j’apprends une singulière anecdote dans cette ville de Lille : c’est que, tandis qu’elle fut assiégée par le duc de Marlborough, on y joua la comédie tous les jours, et que les comédiens y gagnèrent cent mille francs. Avouez, sire, que voilà une nation née pour le plaisir et pour la guerre.

Titus prie toujours Votre Majesté pour ce pauvre Courtils[5], qui est à Spandau sans nez.

Je suis pour jamais aux pieds de Votre Humanité, etc.

  1. Allusion à la Clémence de Titus, opéra dont Voltaire parle dans sa lettre du 28 octobre 1743, à Frédéric.
  2. Le maréchal de Broglie.
  3. L’empereur Charles VII rentra effectivement à Munich le 22 novembre 1744.
  4. Marie-Adélaïde, née le 23 mars 1732, et non le 3 ou le 5 mai, comme le disent quelques biographies ; morte dans les premiers mois de 1800.
  5. Nom du vieux gentilhomme franc-comtois dont Voltaire avait demandé la