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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome36.djvu/449

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1820. — À M. DE VAUVENARGUES.
22 mai.

La plupart de vos pensées me paraissent dignes de votre âme et du petit nombre d’hommes de goût et de génie qui restent encore dans Paris, et qui méritent de vous lire. Mais, plus j’admire cet esprit de profondeur et de sentiment qui domine en vous, plus je suis affligé que vous me refusiez vos lumières. Vous avez lu superficiellement une tragédie[1] pleine de fautes de copiste, sans daigner même vous informer de ce qui pouvait être à la place de vingt sottises inintelligibles qui étaient dans le manuscrit. Vous ne m’avez fait aucune critique. J’en suis d’autant plus fâché contre vous que je le suis contre moi-même, et que je crains d’avoir fait un ouvrage indigne d’être jugé par vous. Cependant je méritais vos avis, et par le cas infini que j’en fais, et par mon amour pour la vérité, et par une envie de me corriger qui ne craint jamais le travail, et enfin par ma tendre amitié pour vous.


1821. — DE M. DE VAUVENARGUES.
À Paris, lundi matin, 23 mai.

Vous me soutenez, mon cher maître, contre l’extrême découragement que m’inspire le sentiment de mes défauts. Je vous suis sensiblement obligé d’avoir lu sitôt mes Réflexions. Si vous êtes chez vous, ce soir, ou demain, ou après-demain, j’irai vous remercier. Je n’ai pas répondu hier à votre lettre, parce que celui qui l’a apportée l’a laissée chez le portier, et s’en est allé avant qu’on me la rendit. Je vous écrirais et je vous verrais tous les jours de ma vie si vous n’étiez pas responsable au monde de la vôtre.

Ce qui a fait que je vous ai si peu parlé de votre tragédie[2], c’est que mes yeux souffraient extrêmement lorsque je l’ai lue, et que j’en aurais mal jugé après lecture si mal faite. Elle m’a paru pleine de beautés sublimes. Vos ennemis répandent dans le monde qu’il n’y a que votre premier acte qui soit supportable, et que le reste est mal conduit et mal écrit. On n’a jamais été si horriblement dechainé contre vous qu’on l’est depuis quatre mois. Vous devez vous attendre que la plupart des gens de lettres de Paris feront les derniers efforts pour faire tomber votre pièce. Le succès médiocre de la Princesse de Navarre et du Temple de la Gloire leur fait déjà dire que vous n’avez plus de génie. Je suis si choqué de ces impertinences qu’elles me dégoûtent non-seulement des gens de lettres, mais des lettres mêmes. Je vous conjure, mon cher maître, de polir si bien votre ouvrage

  1. Sémiramis, qui ne fut représentée que deux ans plus tard, le 29 septembre 1748.
  2. Semirainis.