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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome36.djvu/552

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Adieu, mon cher ami ; il y a dans ce monde très-peu de bons vers et de bonnes gens. Je vous embrasse et je vous aime, parce que vous faites de bons vers, et que vous êtes un bon cœur.


1930. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 29 novembre[1].

En vain veux-je vous arrêter :
Partez donc, indiscrète Muse ;
Allez vous-même déclamer
Vos vers, que Vaugelas récuse,
Et chez l’Homère des Français
Étaler l’amas des portraits
Qu’a peints votre verve diffuse.

Quels sont vos étranges exploits !
A-t-on jamais entendu l’âne
Provoquer de sa voix profane
Le chantre aimable de nos bois ?
Et vous, babillarde caillette,
Allez, sans raison, sans sujet,
Auprès du plus fameux poëte,
Afin d’exciter sa trompette
Par les sons de mon flageolet.

Partez donc, je n’y sais que faire.
Puisqu’il le faut, voyez, Voltaire,
Le fatras énorme et complet
De mille rimes insensées,
Qui, malgré moi, comme il leur plait,
Ont défiguré mes pensées ;
Mais surtout gardez le secret.

Voilà la façon dont j’ai parlé à ma muse ou à mon esprit ; j’y ajoutais encore quelques réflexions. Voltaire, leur disais-je, est malheureux ; un libraire avide de ses ouvrages, ou quelque éditeur familier lui volera un jour sa cassette, et vous aurez le malheur, mes vers, de vous y trouver, et de paraître dans le monde malgré vous ; mais, sentant que cette réflexion n’est qu’un effet de l’amour-propre, j’opinai pour le départ des vers, trouvant, dans le fond, que ces laborieux ouvrages, au lieu de trouver une place dans votre cassette, serviraient mieux dans la tabagie du roi Stanislas. Qu’on les brûle ! c’est la plus belle mort qu’ils peuvent attendre. À propos du roi Stanislas, je trouve qu’il mène une vie fort heureuse ; on dit qu’il enfume Mme du Châtelet et le gentilhomme ordinaire de la chambre de Louis XV, c’est-à-dire qu’il ne peut se passer de vous deux. Cela est raisonnable, cela est bien. Le sort des hommes est bien différent ; tandis qu’il

  1. La réponse à cette lettre est du 29 janvier 1749.