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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome36.djvu/563

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soucie guère. Pour moi, sire, qui aime passionnément vos vers, et qui n’en fais plus guère, je me borne à la prose, en qualité de chétif historiographe ; je compte les pauvres gens qu’on a tués dans la dernière guerre[1], et je dis toujours vrai, à plusieurs milliers près. Je démolis les villes de la barrière hollandaise ; je donne une vingtaine de batailles qui m’ennuient beaucoup, et, quand tout cela sera fait, je n’en ferai rien paraître car, pour donner une histoire, il faut que les gens qui peuvent nous démentir soient morts. J’ai vu un temps où Votre Majesté s’amusait à un pareil ouvrages[2] ; mais c’était César qui faisait ses Commentaires, et moi je suis un commis de ministre, qui extrais, dans les bureaux, les archives vraies ou fausses des malheurs, des sottises, et des méchancetés de notre siècle. Si Votre Majesté était curieuse de voir le commencement de ma bavarderie historique, j’aurais l’honneur de lui en envoyer, en la suppliant très-humblement de daigner corriger l’ouvrage de cette main qui écrit comme elle combat. Les maux continuels auxquels je suis condamné pour ma vie ne m’ont pas permis d’avancer beaucoup ma besogne. L’honneur d’entretenir Votre Majesté quelques heures me fournirait plus de lumières que toutes les pancartes de nos ministres. Mais je suis d’une faiblesse inconcevable, et Berlin est loin des eaux chaudes. Je n’ai plus de ressources que dans l’espérance d’un petit voyage de Votre Majesté aux bains de Charlemagne[3], votre devancier, ou à quelques autres bains où on étouffe de chaud. En ce cas, je m’empaquèterais pour avoir encore la consolation de voir Frédéric le Grand avant de mourir, et pour rassasier mes yeux et mes oreilles mais on passe sa vie à souhaiter et à faire le contraire de ce qu’on voudrait faire. On peut bien répondre de ses sentiments, mais il n’y a personne qui puisse dire ce qu’il fera demain. La destinée nous mène et se moque de nous. Ma destinée, sire, sera de vous être attaché jusqu’au dernier soupir de ma vie, et je lui demande de me permettre de pouvoir voir encore le premier des rois et des hommes. Je lui renouvelle mes très-profonds respects ; Mme du Châtelet y joint les siens.

  1. Éloge funèbre des officiers qui sont morts pendant la guerre de 1741 ; voyez tome XXIII, page 249.
  2. L’Histoire de mon temps, par Frédéric ; ouvrage qui fait partie de ses Œuvres posthumes, et embrasse les événements depuis juin 1740 jusqu’à la paix de Dresde du 25 décembre 1745. (B.)
  3. À Aix-la-Chapelle.