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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome36.djvu/576

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dans ce pays-là, on s’égare entre des précipices et des abîmes ; et je me persuade que la nature ne nous a point faits pour deviner ses secrets, mais pour coopérer au plan qu’elle s’est proposé d’exécuter. Tirons tout le parti que nous pouvons de la vie, et ne nous embarrassons point si ce sont des mobiles supérieurs qui nous font agir, ou si c’est notre liberté. Si cependant j’osais hasarder mon sentiment sur cette matière, il me semble que ce sont nos passions et les conjonctures dans lesquelles nous nous trouvons qui nous déterminent. Si vous voulez remonter ad priora, je ne sais point ce qu’on en pourra conclure. Je sens bien que c’est ma volonté qui me fait faire des vers, tant bons que mauvais, mais j’ignore si c’est une impulsion étrangère qui m’y force ; toutefois lui devrais-je savoir mauvais gré de ne pas mieux m’inspirer.

Ne vous étonnez point de mon Ode sur la Guerre ; ce sont, je vous assure, mes sentiments. Distinguez l’homme d’État du philosophe, et sachez qu’on peut faire la guerre par raison, qu’on peut être politique par devoir, et philosophe par inclination. Les hommes ne sont presque jamais placés dans le monde selon leur choix ; de là vient qu’il y a tant de cordonniers, de prêtres, de ministres, et de princes mauvais


Si tout était bien assorti,
Sur ce ridicule hémisphère,
L’ouvrier, quittant son outil,
Serait amiral ou corsaire ;
Le roi, peut-être charbonnier ;
Le général, un maltôtier ;
Le berger, maître de la terre ;
L’auteur, un grand foudre de guerre.
Mais rassurons-nous là-dessus,
Chacun conservera sa place ;
Le monde va par ses vieux us ;
Et jusqu’à la dernière race
On y verra mêmes abus.


À propos de vers, vous me demandez ce que je pense de la tragédie de Crébillon. J’admire l’auteur de Rhadamiste, d’Électre et de Sémiraneis, qui sont de toute beauté ; et le Catilina de Crebillon me parait l’Attila de Corneille, avec cette différence que le moderne est bien au-dessus de son prédecesseur pour la fabrique des vers. Il parait que Crébillon a trop défiguré un trait de l’histoire romaine, dont les moindres circonstances sont connues. De tout son sujet, Crebillon ne conserve que le caractère de Catilina. Cicéron, Caton, la république romaine, et le fond de la pièce, tout est si fort changé et même avili que l’on n’y reconnaît rien que les noms. Par cela même Crébillon a manqué d’intéresser ses auditeurs. Catilina y est un fourbe furieux que l’on voudrait voir punir, et la république romaine, un assemblage de fripons pour lesquels on est indifférent. Il fallait peindre Rome grande, et les supports de sa liberté aussi généreux que sages et vertueux ; alors le parterre serait devenu citoyen romain, et aurait tremblé avec Cicéron sur les entreprises audacieuses de Catilina. De plus, il n’y a aucun