Aller au contenu

Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome36.djvu/62

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui est venu passer ici quelques jours ? Nous avons parlé de belles-lettres, nous avons rempli toutes nos heures ce serait avec vous surtout qu’un pareil commerce serait délicieux, sed nos fata premunt. Où êtes-vous à présent, et que faites-vous ? Cueillez-vous les fleurs du Parnasse, ou arrachez-vous les chardons de la chicane ? Il me semble que vous m’aviez écrit que quelquefois la malheureuse nécessité de plaider vous arrachait à l’étude et au plaisir ; c’est le cas où est Mme du Châtelet.

Nos patriæ fines et dulcia linquimus arva ;
Nos patriam fugimus.

(Virg., ecl. i, v. 3.)

Et pourquoi ? Pour plaider six ou sept ans en Brabant. Personne ne mène la vie qu’il devrait mener. Voilà-t-il pas le roi de Prusse,

L’enragé qu’il était, né roi d’une province,
Qu’il pouvait gouverner en bon et sage prince,

(Boileau, sat. viii, v. 103.)


qui s’en va hasarder sa vie en Silésie contre des housards ! Maupertuis, qui pouvait vivre heureux en France, cherche à Berlin le bonheur, qui n’y est pas, et se fait prendre par des paysans de Moravie, qui le mettent tout nu et lui prennent plus de cinquante théorèmes[1] qu’il avait dans ses poches.

J’ai été plus sage j’ai revolé bien vite vers Émilie. Le roi de Prusse m’en a un peu boudé. Depuis les incivilités qu’il a faites à la reine de Hongrie[2], il souffre impatiemment qu’on lui préfère une femme. Il m’a fait des coquetteries immédiatement après la bataille de Mollwitz, et actuellement que je vous écris je lui dois deux lettres.

Mais il faut que je vous préfère :
Car, dùt-il être mon appui,
Vous faites des vers mieux que lui,
Et votre amitié m’est plus chère.

Il ne doit aller qu’après vous et Mme du Châtelet ; chacun doit être à sa place. Il n’est que roi au bout au compte, et vous êtes le plus aimable des hommes. Adieu je vous embrasse.

  1. Parmi ces théorèmes se trouva une montre de Graham, à laquelle Maupertuis attachait un grand prix ; François-Étiennee époux de Marie-Thérèse, lui en donna une du même artiste, à Vienne. (Cl.)
  2. Marie-Thérèse, fille de l’empereur Charles VI.