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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome37.djvu/172

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auprès du roi de Prusse que six semaines ; je vois bien que je mourrai à ses pieds. Sans vous, que je serais heureux de passer dans le sein de la philosophie et de la liberté, auprès de mon Marc-Aurèle, le peu de jours qui me restent ! Mais on ne peut être heureux. Adieu ; je ne vous parlerai ni de l’opéra, ni de Phaéton, ni du spectacle d’un combat de dix mille hommes, ni de tous les plaisirs qui ont succédé ici aux victoires. Je ne suis rempli que de la douleur de m’arracher à vous. Que Mme d’Argental conserve sa santé ; que M. de Choiseul, M. l’abbé de Chauvelin, fassent à Neuilly des soupers délicieux ; que M. de Point-de-Veyle se souvienne de moi avec bonté. Adieu, divins anges, adieu.

Il n’y a pas moyen de tenir au carrousel que je viens de voir : c’était à la fois le carrousel de Louis XIV, et la fête des lanternes de la Chine. Quarante-six mille petites lanternes de verre éclairaient la place, et formaient, dans les carrières où l’on courait, une illumination bien dessinée. Trois mille soldats sous les armes bordaient toutes les avenues ; quatre échafauds immenses fermaient de tous côtés la place. Pas la moindre confusion, nul bruit, tout le monde assis à l’aise, et attentif en silence, comme à Paris à une scène touchante de ces tragédies que je ne verrai plus[1] grâce à… Quatre quadrilles, ou plutôt quatre petites armées de Romains, de Carthaginois, de Persans, et de Grecs, entrant dans la lice, et en faisant le tour au bruit de la musique guerrière ; la princesse Amélie entourée des juges du camp, et donnant le prix. C’était Vénus qui donnait la pomme. Le prince royal a eu le premier prix. Il avait l’air d’un héros des Amadis. On ne peut pas se faire une juste idée de la beauté, de la singularité de ce spectacle ; le tout terminé par un souper à dix tables, et par un bal. C’est le pays des fées. Voilà ce que fait un seul homme. Ses cinq victoires, et la paix de Dresde, étaient un bel ornement à ce spectacle. Ajoutez à cela que nous allons avoir une compagnie des Indes. J’en suis bien aise pour nos bons amis les Hollandais. Je crois que M. de Pont-de-Veyle avouera sans peine que Frédéric le Grand est plus grand que Louis XIV. Il serait cent fois plus grand que je n’en aurais pas moins le cœur percé d’être loin de vous.

  1. Voltaire, sorti de Paris le 25 ou le 26 juin 1750, n’y rentra que le 10 février 1778.