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Page:Weil - La Source grecque, 1953.djvu/119

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Celui qui n’est pas nouvellement initié ou qui a été corrompu n’est pas aussitôt transporté de ce monde dans l’autre vers la beauté en soi lorsqu’il contemple ici ce qui porte le même nom. Il ne la vénère pas quand il la voit, mais s’abandonne à la volupté comme une bête et essaye d’aller à elle. Mais celui qui a été récemment initié, celui qui a beaucoup contemplé les choses de là-bas, quand il voit un visage semblable aux dieux et qui imite bien la beauté, ou quelque autre forme corporelle, d’abord il frémit et il lui revient quelque chose des frayeurs de l’autre monde [frayeurs de la chute] (δειμάτων), puis le regardant il le vénère comme un dieu … Pendant qu’il voit, comme dans le frisson de la fièvre, il se produit en lui un bouleversement, une sueur, une chaleur inaccoutumés. C’est qu’il reçoit le flux de la beauté par les yeux. Ce flux l’échauffe et arrose l’essence (φύσιν) des ailes. L’échauffement dissout ce qui se trouvait autour des germes, et qui étant fermé depuis longtemps par la rigidité (sclérose, σκληρότητος) empêchait la croissance. Sous l’afflux de la nourriture la tige des ailes se gonfle et prend un élan pour pousser hors de la racine dans tout ce qui constitue l’âme (ὑπὸ πᾶν τὸὸ τῆς ψυχῆς εἶδος). Car jadis l’âme tout entière était ailée. (Cf. l’amour ailé des orphiques.)

Pendant cette période l’âme tout entière bouillonne [ἀνακηκίει, jaillir, suinter — πέτρης, d’une roche — κηκίω, ruisseler, couler, s’exhaler, se répandre — ἀνά, en haut] et jaillit hors d’elle-même. Et il lui arrive la même souffrance qu’aux enfants dont les dents poussent. Dès que les dents commencent à pousser, ils ont une démangeaison et une irritation aux gencives. C’est ce que souffre l’âme chez laquelle les ailes commencent à pousser. Elle bouillonne, elle est irritée, elle a des démangeaisons pendant que les ailes lui poussent[1]. »


[Ce choc du beau est cette chose non nommée dans la République qui fait tomber les chaînes et force à marcher.]

Ce n’est pas là simplement une image, c’est réellement un essai de théorie psycho-physiologique des

  1. Phèdre, 250 a-251 c.