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Page:Weil - La Source grecque, 1953.djvu/24

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libre pour rien qui vienne d’eux-mêmes. Ce ne sont pas des hommes vivant plus durement que d’autres, placés socialement plus bas que d’autres ; c’est une autre espèce humaine, un compromis entre l’homme et le cadavre. Qu’un être humain soit une chose, il y a là, du point de vue logique, contradiction ; mais quand l’impossible est devenu une réalité, la contradiction devient dans l’âme déchirement. Cette chose aspire à tous moments à être un homme, une femme, et à aucun moment n’y parvient. C’est une mort qui s’étire tout au long d’une vie ; une vie que la mort a glacée longtemps avant de l’avoir supprimée.

La vierge, fille d’un prêtre, subira ce sort :


Je ne la rendrai pas. Auparavant la vieillesse l’aura prise,
Dans notre demeure, dans Argos, loin de son pays,
À courir devant le métier, à venir vers mon lit.


La jeune femme, la jeune mère, épouse du prince, le subira :


Et peut-être un jour dans Argos tu tisseras la toile pour une autre
Et tu porteras l’eau de la Messéis ou l’Hypérée,
Bien malgré toi, sous la pression d’une dure nécessité.


L’enfant héritier du sceptre royal le subira :


Elles sans doute s’en iront au fond des vaisseaux creux,
Moi parmi elles ; toi, mon enfant, ou avec moi
Tu me suivras et tu feras d’avilissants travaux,
Peinant aux yeux d’un maître sans douceur


Un tel sort, aux yeux de la mère, est aussi redoutable pour son enfant que la mort même ; l’époux souhaite avoir péri avant d’y voir sa femme réduite ; le père appelle tous les fléaux du ciel sur l’armée qui y soumet sa fille. Mais chez ceux sur qui il s’abat, un destin si brutal efface les malédictions, les révoltes, les comparaisons, les méditations sur l’avenir et le