Aller au contenu

Page:Weil - La Source grecque, 1953.djvu/25

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

passé, presque le souvenir. Il n’appartient pas à l’esclave d’être fidèle à sa cité et à ses morts.

C’est quand souffre ou meurt l’un de ceux qui lui ont fait tout perdre, qui ont ravagé sa ville, massacré les siens sous ses yeux, c’est alors que l’esclave pleure. Pourquoi non ? Alors seulement les pleurs lui sont permis. Ils sont même imposés. Mais dans la servitude, les larmes ne sont-elles pas prêtes à couler dès qu’elles le peuvent impunément ?


Elle dit en pleurant, et les femmes de gémir,
Prenant prétexte de Patrocle, chacune sur ses propres angoisses.


En aucune occasion l’esclave n’a licence de rien exprimer, sinon ce qui peut complaire au maître. C’est pourquoi si, dans une vie aussi morne, un sentiment peut poindre et l’animer un peu, ce ne peut être que l’amour du maître ; tout autre chemin est barré au don d’aimer, de même que pour un cheval attelé les brancards, les rênes, le mors barrent tous les chemins sauf un seul. Et si par miracle apparaît l’espoir de redevenir un jour, par faveur, quelqu’un, à quel degré n’iront pas se porter la reconnaissance et l’amour pour des hommes envers qui un passé tout proche encore devrait inspirer de l’horreur :


Mon époux, à qui m’avaient donnée mon père et ma mère respectée,
Je l’ai vu devant ma cité transpercer par l’airain aigu.
Mes trois frères, que m’avait enfantés une seule mère,
Si chéris ! ils ont trouvé le jour fatal.
Mais tu ne m’as pas laissée, quand mon mari par le rapide Achille
Fut tué, et détruite la cité du divin Mynès,
Verser des larmes ; tu m’as promis que le divin Achille
Me prendrait pour femme légitime et m’emmènerait dans ses vaisseaux
En Phthia, célébrer le mariage parmi les Myrmidons.
Aussi sans répit je te pleure, toi qui as toujours été doux.